Salle d’attente, les variations grises et trashs de Krystian Lupa autour de l’exclusion sociale
Présentée à la Colline, “Salle d’attente” est un spectacle qui remue. Lorsque les quinze acteurs viennent les uns après les autres s’asseoir sur le bord de la scène après plus de trois heures de représentation, les mines défaites, quelque chose de grave et en même temps d’apaisé sur les visages, on se regarde mutuellement dans les yeux pour ressentir immédiatement l’heureuse émotion d’avoir vécu une aventure qui sidère, en suivant leurs histoires, difficiles, repoussantes, d’une violence et d’une âpreté inouïes, souvent pathétiques aussi. On a rit malgré tout, et on a été dérangé, inconforté. C’est toute la force de ce spectacle magistralement mis en scène par Krystian Lupa et porté par de jeunes acteurs hyper doués.
Le travail de ces jeunes comédiens (tout juste issus de différentes écoles d’art dramatique françaises et suisse) réalisé avec le metteur en scène polonais prend son point de départ dans leur lecture commune de Catégorie 3, 1 et des séances d’improvisations à partir de cette pièce difficile de Lars Noren, un auteur majeur du théâtre du XXe siècle. La langue est crue, ordurière, la pensée incertaine. Elle nous fait basculer dans l’existence inerte et bancale d’individus insaisissables, complexes, sans morale ni repère. Un monde à l’écart du monde. Drogué, clochard, séropositif, schizophrène, chômeur, alcoolique, obsédé sexuel ou paranoïaque, ils sont rejetés parce qu’ils ne correspondent à aucune norme, ne sont pas clairs ni explicites, dans un monde simpliste qui cherche la facilité dans la catégorisation des gens. L’espace ultra-contemporain qui sert de décor fait penser au souterrain dostoïevskien. Il figure un refuge pour marginaux, peut-être un parking, un garage ou une grande halle, un squat aux murs bétonnés et couverts de tags, sans ouverture ni lumière.
Il faut s’accrocher, tenir la longueur, l’exposition un peu longue et les quelques moments de flottement mais le texte de Noren monté dans son intégralité aurait fait tripler au moins la durée de la représentation ! La tonalité du spectacle est d’une noirceur radicale, pourtant il n’est pas dénué d’humour. Jamais réducteur, Lupa exacerbe l’humanité des situations et des personnages. Ce qui se joue est sordide. Ils sont des paumés, des ratés mais avant tout des hommes et des femmes, attachants, troublants, jamais caricaturaux, hyper crédibles, qui dévoilent leur dure vérité, leur insupportable existence, qui laisse entrevoir leur révolte et tout de même une lueur d’espoir.
Malgré la dureté des scènes à répétition de shoots, du tournage d’un film porno, de la violence quotidienne, verbale et physique, de l’agressivité comme seul rapport à l’autre, de l’incommunicabilité, de l’âpreté des situations, une proximité s’opère avec le spectateur qui cherche à creuser la douloureuse complexité de cet état du monde. Tout cela est possible grâce aux projections vidéo sur deux écrans suspendus au cours desquelles les individus confient leur intériorité, leur traumatisme enfouis ; et surtout grâce à l’exceptionnel investissement des interprètes et la qualité de leur jeu. Anthony Boullonnois, Audrey Cavelius, Claire Deutsch, Thibaut Evrard, Pierre-François Garel, Adeline Guillot, David Houri, Aurore Jecker, Charlotte Krenz, Lucas Partensky, Guillaume Ravoire, Lola Riccaboni, Mélodie Richard, Alexandre Ruby, Matthieu Sampeur. Ils sont formidables.
Nous avons assisté à une représentation d’une intensité peu commune. Lupa et les acteurs livrent des images uniques de vide, de laideur, d’errance, de solitude, de dérive, de folie, de survie et créent un véritable choc émotionnel.
Illus. © Elisabeth Carecchio
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