Marionnette
“PIGS” : l’homme est un cochon pour l’homme

“PIGS” : l’homme est un cochon pour l’homme

14 June 2022 | PAR Mathieu Dochtermann

Pour le lancement du festival Scènes Ouvertes à l’Insolite, le Mouffetard – Théâtre des arts de la marionnette programmait PIGS de la compagnie Pensée Visible. Un spectacle de théâtre visuel et de marionnette riche et exigeant, qui explore poétiquement comment l’individu contemporain se dissout lentement sous les assauts du système capitaliste déclinant où l’avoir a pris le pas sur l’être.

Une histoire intime et poétique

Une façon esthétique, poétique, un peu onirique aussi, d’explorer des questionnements politiques. C’est ainsi que s’offre PIGS, qui semble s’attacher d’abord au cheminement des voix intérieures d’une femme en proie au doute : qu’exige-t-on d’elle, que vaut une vie humaine sur la balance des marchés, quel sens donner à une existence qui semble finalement régie par la loi de l’offre et de la demande…? Elle évoque pour elle-même son frère, antithèse de sa propre attitude face au monde, un être dont la principale motivation est l’accumulation et la possession, sans grande considération pour autrui.

Graduellement, la clarté de cette situation s’estompe : peut-être parce qu’il s’étire dans une sorte de discours automatique, peut-être parce qu’il entre dans le monde du rêve, peut-être parce que la pièce devient progressivement plus symboliste, ce fil narratif d’une pensée intérieure rendue audible devient moins évident. Les images s’enchaînent, métaphores de moins en moins prosaïques d’un monde où la dissonance s’amplifie entre les aspirations profondes de l’individu et les injonctions de la société.

Une façon de saisir les mouvements du monde… et ses injustices

Sur le plan des destinées collectives, PIGS écorne aussi la pensée libérale à l’œuvre dans le monde financier, en mettant en scène le jugement porté sur la fragilité des pays perçus comme économiquement faibles, exposés aux crises et aux mesures de sauvetage qui ne sont jamais qu’une mise en coupe réglée. D’où des références à l’Espagne, au Portugal, à l’Italie, à la Grèce enfin, les quatre pays européens accusés d’être les mauvais élèves de l’Union Européenne, dont les initiales composent l’acronyme PIGS, “porcs” en anglais, pour stigmatiser leur fragilité financière.

Pendant que les agences de notation notent, les populations luttent pour leur survie, et, quand l’espoir d’assurer cette dernière meurt, pour leur dignité. Ainsi entend-on le témoignage (en anglais) d’un citoyen grec, Apostolos Polyzonis, qui s’est immolé pour protester contre l’impasse personnelle à laquelle l’avaient mené les plans d’austérité infligés à la Grèce. PIGS ne pense pas le macroéconomique sans faire le lien à l’individu, et par cela même préserve une capacité à émouvoir même en abordant des questions systémiques

Un langage par l’image

La parole, bien que présente, n’est pas première ni prépondérante dans l’exploration menée par la metteuse en scène Raquel Silva, qui est aussi présente en scène. Certes, elle nous donne à entendre le monologue intérieur de la protagoniste, dans un flux très dense, rapide, livré très droit, à la semblance même d’une pensée inexprimée, adressée à personne, dont la vitesse est bien supérieure à celle de la parole articulée. L’interprète trébuche à peine sur ce texte difficile, dans une langue, qui plus est, qui n’est pas sa langue natale. Cette parole très libre, qui glisse d’une pensée à une autre comme s’il fonctionnait par association, a de très beaux accents, mais il est aussi exigeant pour l’oreille du spectateur qu’il est poétique : parce qu’il est livré dans un souffle et parce que sa construction n’obéit pas à la syntaxe quotidienne de la langue ordinaire, il demande une attention soutenue pour être goûté.

Cela n’est pas très dommageable, du fait même que les images et symboles sont autant sinon plus importants que la parole dans PIGS, dont on peut dire qu’elle est majoritairement une œuvre visuelle. De ce point de vue, l’inventivité formelle se situe à un niveau que l’on ne rencontre pas souvent. Le moindre détail est pensé : la scène qui se contracte ou se dilate selon que l’attention est focalisée sur un point ou l’action élargie à tout le plateau ; la nature des objets, la marionnette fabriquée de façon artisanale contre les objets du commerce fabriqués en masse, la révélation progressive d’images cachées, l’emploi d’un accessoire géant pour marquer la scène finale du spectacle, tout est minutieusement étudié pour que les images fassent sens. Pas un sens évident ni linéaire, mais une myriade d’indications qui finissent par tisser des significations ou des ambiances, très ouvertes à l’interprétation subjective de chaque membre du public.

La marionnette et au-delà

Il y a la marionnette de la protagoniste, qu’on découvre d’abord respirant sous un drap, figurant le personnage dans son sommeil, et qu’on reverra souvent par la suite, dans des degrés de désincarnation divers : souvent guère plus que le masque d’un visage, agrémenté ici d’une main, là d’une paire de pieds, c’est une représentation qui fonctionne par métonymie. On a le sentiment d’avoir affaire à des moulages très fins, réalisés dans une sorte de papier, peut-être une résine très fine. Ils sont en tous cas diaphanes, susceptibles d’être balayés au premier coup de vent, comme pour signifier l’impermanence de l’être ou la vanité de l’ego, peut-être la fragilité de l’humain face au monde, ou sa perméabilité à ce qui le traverse. Il y a aussi la marionnette d’un petit cochon bedonnant, au groin effilé et à la mine vicieuse, qui porte une parole qui semble être celle du discours libéral décomplexé. A la fois extérieur à la protagoniste mais en dialogue avec ses voix intérieures, comme si elle l’avait internalisé, la brutalité sans filtre de ses propos fait écho à l’inhumaine âpreté du monde contemporain, de la compétition permanente de chaque homme contre tous les autres.

Ces deux marionnettes, pour intéressantes qu’elles soient, ne sont que la partie congrue d’une pléthore d’idées de mise en image qui rivalisent d’ingéniosité… et d’un humour parfois grinçant. On retient, parmi une foule de tableaux bien construits, des effets de cadrage sur la marionnette de la protagoniste en train de prendre son petit déjeuner, une scénographie modulaire pouvant composer une sorte de vitrine de magasin de fast fashion où se retrouvent emprisonnés des morceaux du corps de la femme. Plusieurs scènes font appel à des sortes de paravents, soit qu’ils servent de surface de projection pour une sorte de théâtre d’ombre où les dessins apparaissent en transparence, soit qu’ils comportent des images recouvertes d’un voile de plâtre qui peut être gratté pour les découvrir au fur et à mesure que la narration avance.

Chercher l’équilibre au milieu des métaphores visuelles

On ne peut sous-estimer le travail formel qui a été fait. Rien que l’utilisation de cette sorte de papier ciré, la façon dont il est mobilisé dans la conception de la marionnette, les images qu’il autorise quand des feuilles d’arbre découpées dans cette matière sont balayées par le vent, c’est admirable. En même temps, on a du mal à ne pas se dire que la profusion des images, des textures, des formes, n’est pas parfois un peu excessive, en ce qu’elle finit par disperser l’attention et brouiller la compréhension : à trop signifier, le message se perd… en même temps que la profusion et la confusion créent justement un dépaysement total, qui induit puissamment ce fameux état de suspension du jugement, sorte de transe onirique où le spectateur charmé est prêt à accepter absolument tout ce qu’on lui propose sur scène.

L’effet d’illusion est cependant travaillé en permanence en sens contraire, du fait de la manipulation à vue, à la fois du décor et des marionnettes. C’est comme si la metteuse en scène cherchait un effet de dissociation brechtien, en faisant en sorte que les spectateurs puissent se rappeler à intervalles réguliers qu’ils sont bien au théâtre. Cela fait écho à la façon dont la voix de la femme est dissociée de son corps : Raquel Silva parle dans un micro à cour, la marionnette étant manipulée au centre de la scène par d’autres interprètes. On doit d’ailleurs dire ce que cette manipulation a de délicate : il y a une absence d’emphase et d’exagération qui font les mouvements plutôt discrets et naturels, ce qui est plutôt cohérent avec la légèreté et la fragilité apparente du matériau de construction. Ce qui n’empêche pas de trouver un rythme, même s’il n’est pas aussi soutenu que celui du bouffon inquiétant qu’est le personnage du cochon, dont la marionnette, avec sa tête flottant au-dessus du corps, a un mouvement beaucoup plus agressif.$

 

C’est en tous cas un beau spectacle, dont l’inventivité visuelle doit être soulignée. L’émotion se perd parfois dans la profusion des images et dans la multiplication des changements et manipulations, mais c’est sans doute aussi que PIGS entend s’adresser à l’intelligence du public, pour mieux le renvoyer à ses propres contradictions.

PIGS partage sa tournée entre plusieurs pays (et plusieurs langues), les spectateurs français pourront le retrouver le 25 janvier 2023 à La Gare Numérique de Jeumont (59) avec Le Manège-Maubeuge, Scène Nationale, puis le 28 janvier 2023 à La Biennale Avec ou Sans Fils 2023 de l’Hectare-Territoires Vendômois.

 

GENERIQUE

Mise en scène:
Raquel Silva
Assistante à la mise en scène:
Elisabetta Scarin
Dramaturgie:
Raquel Silva, Elisabetta Scarin, Alessandra Solimene
Scénographie et objets:
Alessandra Solimene
Musique et dessin du son:
Daniela Cattivelli
Lumières:
Camille Flavignard
Construction et manipulation:
Raquel Silva, Alessandra Solimene, Patoche
Construction scénographie:
Alberto Favretto
Diffusion:
Mariana Rocha
Visuel:
Philippe Lux

La BNF acquiert un manuscrit contenant des œuvres de Chrétien de Troyes
Le manga One Piece touche à sa fin !
Avatar photo
Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration