Théâtre
Le poids du théâtre, le choc des photos : “Birdie”

Le poids du théâtre, le choc des photos : “Birdie”

23 May 2023 | PAR Mathieu Dochtermann

Dans le cadre de sa Biennale Internationale des Arts de la Marionnette, le Mouffetard CNMa programmait le très bon Birdie signé des espagnols de Agrupación Señor Serrano. Un spectacle d’images réalisées en direct extrêmement bien construit, qui aborde la question des migrants avec finesse en mêlant des images fortes venues de plusieurs sources. Maîtrisé, intelligent, passionnant : un théâtre du réel comme on en voudrait davantage.

Parler de façon sensible et originale du terrible destin des migrants qui s’échouent aux frontières de l’Europe – ou, peut-être, plus exactement : qu’on fait échouer aux frontières de l’Europe – voilà une entreprise qui n’est pas facile. Agrupación Señor Serrano relève le défi avec bonheur, avec son théâtre visuel écrit avec une grande subtilité.

Le moyen : mélanger des images pré-existantes, tirées de films ou encore de photos de presse, les mettre en scène au plateau, les disséquer pour en révéler toute la charge cachée mais sans jamais tomber dans un didactisme triste, utiliser l’objet au plateau pour construire la narration visuelle en même temps qu’une voix off expose le fond. Le prétexte initial du récit d’un photojournaliste qui se réveille et commence sa journée n’est pas artificiel dans ce cadre, mais il n’est même pas nécessaire, et d’ailleurs il n’est finalement pas tenu sur toute la longueur. Mais le cliché pris à la frontière entre l’Espagne et le Maroc, montrant des migrants et des policiers juchés sur le mur séparant l’enclave de Melilla du reste de l’Afrique avec des golfeurs tapant tranquillement des balles sur un green au premier plan, constitue la colonne vertébrale de ce spectacle qui se nourrit du réel pour mieux saisir les consciences.

Les trois interprètes-techniciens circulent donc autour du plateau armés de lumières et de caméras, bricolant en direct une partie des images projetées à fond de scène sur un écran. Pour cela ils s’appuient sur des objets posés sur une table, et font de longs travelings sur de minuscules figurines posées au sol. Le mixage-montage se fait en direct, l’écriture de l’image est précise, l’exécution impeccablement rythmée. A l’analyse de cette image chargée de sens se mêlent des scènes tirées des Oiseaux d’Alfred Hitchcock – on a même le droit à une minute d’interview du cinéaste expliquant que les Oiseaux… ne parlent pas vraiment d’oiseaux, et que la peur panique générées par les volatiles existerait probablement tout aussi bien s’ils n’étaient pas là… De là à faire un parallèle entre la paranoïa des anti-immigrations et la peur irrationnelle décrite dans le film, il n’y a qu’un pas… que le public est très clairement convié à franchir.

L’écriture n’est donc pas linéaire, et il n’y a finalement pas de récit à proprement parler. Pour autant, c’est passionnant en même temps que parfaitement clair : il y a un propos, un fil rouge, une exploration systématique qui produit de l’intelligence et de la réflexion, et cela fonctionne parfaitement. Cela peut être un peu aride au bout d’un moment, et peut-être que le spectacle aurait pu bénéficier d’un peu plus de présence de corps ou d’incarnation, les trois interprètes-techniciens étant complètement effacés derrière la production des images. Sans doute est-ce le sens de la chute, qui tente un ultime décadrage pour rompre la monotonie du procédé, de manière pas forcément totalement convaincante. Mais cela n’ôte rien à la solidité de la proposition, à la précision à la fois dans la conception et dans l’exécution.

C’est un plaisir que de pouvoir assister à un spectacle où tout n’est pas donné, qui invite à penser les choses par soi-même, à dépasser les apparences pour chercher une vérité sous la surface des choses.

GENERIQUE

Création : Àlex Serrano, Pau Palacios et Ferran Dordal
Performance : Vicenç Viaplana, Ferran Dordal, Sergio Roca et Elise Garriga (figurante)
Voix : Simone Milsdochte
Project manager : Barbara Bloin
Design d’illumination et programmation vidéo : Alberto Barberá
Design sonore et bande sonore : Roger Costa Vendrell
Création des vidéos : Vicenç Viaplana
Maquettes : Saray Ledesma et Nuria Manzano
Costumes : Nuria Manzano
Assistante de production : Marta Baran
Conseillère scientifique : Irene Lapuente / La Mandarina de Newton
Conseiller du projet : Víctor Molina
Conseiller légal : Cristina Soler
Management : Art Republic

Photo (c) Pasqual Gorriz

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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