Théâtre
“La Langue des Cygnes”, un spectacle pour vilains petits canards sourds comme entendants

“La Langue des Cygnes”, un spectacle pour vilains petits canards sourds comme entendants

03 April 2023 | PAR Mathieu Dochtermann

Du 9 au 22 mars 2023 le Mouffetard – CNMa proposait au public de découvrir la dernière création de Laurie Cannac – cie Graine de Vie, intitulée La Langue des Cygnes. Librement adapté du conte d’Andersen Le vilain petit canard, il s’agit d’un spectacle presque muet qui mêle de nombreux langages en les traitant à égalité : danse, marionnette, vidéo, musique, mais aussi LSF employée comme un langage artistique. La résultante est un spectacle onirique, poétique, parfois inquiétant, où Andy Scott Ngoua, danseur et principal interprète de la pièce, brille particulièrement.

 

 

De l’art d’adapter les contes

La metteuse en scène et marionnettiste Laurie Cannac sort quelque peu de sa zone de confort pour proposer cette Langue des Cygnes au public. L’univers du conte lui est familier : ses derniers spectacles travaillaient déjà à cet endroit de révéler, dans l’héritage de la littérature orale, ce qui est encore pleinement d’actualité pour les femmes et les hommes du 21e siècle. C’est, par contre, la première fois qu’elle intègre la LSF à son travail dès le début de l’écriture, même si elle avait déjà intégré une comédienne LSF à des spectacles par le passé pour les rendre accessibles. C’est également la première fois qu’elle invite un chorégraphe à partager le processus de création et le plateau avec elle.

Cette ouverture à un maximum de langages scéniques procède sans doute d’une recherche d’un spectacle total, qui trouve le moyen d’exprimer à tous les niveaux – et pour toustes les spectateur.rices – le plus puissamment l’œuvre proposée, dans toutes ses nuances et sa palette émotionnelle. Il s’agit ici du Vilain petit canard d’Andersen, qui se retrouve largement dépouillé de son texte au profit d’une transposition en images et en corps qui lui donne un souffle nouveau. Le centre de gravité de l’histoire racontée ici n’est pas tant le rejet initial par la mère – même si la scène est impressionnante, la mère étant jouée par la comédienne sourde signante Karine Feuillebois, grimée en cane à la manière d’une marionnette Kokoschka, dont l’image est projetée en vidéo à une échelle qui lui donne des proportions monstrueuses – que les différentes épreuves par lesquelles passe le protagoniste de la pièce, qui, au fur et à mesure qu’il les surmonte, finissent par lui conférer force et maturité.

Du fait de l’absence quasi intégrale de texte – il y a très peu de paroles prononcées, la plupart sont d’ailleurs intégrées à un rap/slam enregistré par Kôba Building, et il y a à peine davantage de LSF – le sens des images devient beaucoup plus ouvert. Par exemple, on peut trouver l’épisode du recueil par les jars, tout à fait heureux dans le conte, ici inquiétant du fait de la forme et de l’échelle des marionnettes. Au final, la possibilité est offerte à chaque membre du public de réinterpréter les péripéties du récit, et d’y projeter des choses personnelles : l’état émotionnel du danseur est clair et guide le sens, mais chacun.e peut y voir ses propres épreuves, et son propre chemin de maturation.

Alliance des langages corporels autour de la danse

La place qui est donnée au danseur et chorégraphe Andy Scott Ngoua est donc centrale : dramaturgiquement, c’est lui qui porte le récit, et c’est le personnage auquel le public peut s’identifier. C’est lui donc qui exprime le parcours émotionnel de la pièce, incarnant un protagoniste qui reste par ailleurs plutôt conforme à la figure du héros dans une histoire qui colle aux tropes habituels du récit initiatique. C’est dire l’importance du corps dans La Langue des Cygnes : c’est par lui que s’exprime en premier lieu le principal interprète, c’est grâce à lui que la trame du récit est rendue intelligible. On mesure ici le geste d’ouverture de Laurie Cannac, qui co-écrit un spectacle dans lequel la danse prend une place éminente et constitue la source première d’émotion pour le public : la marionnettiste a su se mettre largement en retrait pour permettre au projet de vivre pleinement.

C’est ainsi que la danse d’Andy Scott Ngoua est centrale dans cette pièce, et force est de dire que le chorégraphe s’est tire magnifiquement. Dans une énergie explosive qu’il réussit tout de même à canaliser pour qu’elle serve la progression dramatique du récit, le danseur arrive à écrire une partition de mouvements qui intègre des éléments de LSF avec beaucoup de naturel. L’enchaînement des gestes et des figures est très fluide, dans une danse très libre qui emprunte à plusieurs continents et à plusieurs répertoires. Le jeu expressif de l’interprète, dont le visage fait l’objet d’un maximum d’attention puisqu’il est le plus souvent seul en scène, ne manque pas de puissance ni de nuance. Par moments, Laurie Cannac apparaît tout de même au lointain, souvent derrière un voile, un bras recouvert de plumes à la façon d’une aile, et son corps se place un peu en reflet du corps du danseur.

La danse n’est cependant pas le seul langage corporel convoqué. Il y a la part de LSF, prise pour son potentiel expressif, gestuel, et traitée comme un langage scénique à part entière : pas seulement vecteur de sens pour les signants mais aussi porteur d’une esthétique gestuelle et visuelle, qui exprime des émotions au-delà de la signification portée conventionnellement par les signes. Il y a aussi une large part de jeu marionnettique, avec une dominante de marionnettes de corps, qui sont la spécialité de Laurie Cannac. Cette dernière manipule quelques marionnettes en étant cachée par des tissus qui dérobent son corps aux regards : restent les têtes grimaçantes qu’elle brandit au bout de ses bras ou de ses jambes, qui donnent des chimères étranges et monstrueuses, entités bi ou tricéphales au corps informe qui se tortille au sol pour avancer. L’effet est saisissant, aussi longtemps qu’on n’arrive pas à distinguer le corps de la marionnettiste sous le tissu – quand cela se produit, l’illusion est largement rompue. Andy Scott Ngoua manipule aussi quelques marionnettes, et s’en sort parfois vraiment bien, comme avec cette marionnette de jars mi-homme mi-oiseau, que le danseur porte à même le corps et à qui il prête l’un de ses bras, marionnette inquiétante aux traits sévères et aigus, qui domine le personnage du vilain petit canard de toute sa hauteur d’oiseau adulte. Parfois, la manipulation est plus fragile, comme celle d’une marionnette figurant le tronc supérieur d’une femme qui sort comme par magie d’une nappe de fumée, dans la scène du lac gelé.

Une mise en scène syncrétique

De très belles images sont composées par la metteuse en scène, à l’instar de ce lac figuré par un océan de fumée qui dégouline sur le plateau tandis que la lumière bleutée du ciel crée un contraste saisissant. La facture plastique des marionnettes qui les rend à la fois très expressives et étrangement irréelles, l’utilisation pertinente de la vidéo qui permet de projeter une Karine Feuillebois grimée au triple de sa taille naturelle et de faire ressortir son jeu de corps inspiré des mouvements secs et heurtés du monde aviaire, tout cela permet de composer de beaux tableaux. L’une des scènes les plus inspirées est sans doute celle où Andy Scott Ngoua révèle la marionnette peinte sur son dos à même le corps, sorte de visage grimaçant qui semble proférer le slam enregistré par Kôba Building, animé par les mouvements du danseur. A cet endroit, l’art chorégraphique et l’art marionnettique se marient, sans qu’on ne sache plus tracer une frontière entre ce qui participe de la danse et ce qui participe de la manipulation. Cet effet de fusion se retrouve dans la scène finale, où le rapprochement du corps de Laurie Cannac, dont un bras est costumé de façon à ressembler à une aile, et de celui d’Andy Scott Ngoua, qui tient une tête d’oiseau dans sa main, compose à deux l’image de ce cygne que le vilain petit canard est devenu. Le mouvement est empreint de grâce et de puissance, et on ne saurait plus dire, non plus, si cela tient davantage de la danse ou de la marionnette.

C’est le sens de toute l’écriture scénique de ce spectacle, que de réussir à mélanger les différents langages, dans une harmonie et une fluidité qui les lie dans un tout qui dépasse la somme de ses parties. Ainsi, la musique créée et jouée en partie en direct par Adri Sergent vient rejoindre la composition visuelle, et s’incorpore à l’action sur scène d’autant plus facilement que cette dernière est largement dansée et donc très rythmique. Pas nécessairement servile, elle vient illustrer certaines scènes, mais n’hésite pas non plus à se mettre subtilement à contre-courant pour créer le décalage, à bon escient. Dans l’ensemble, le mariage des langages artistiques réussit bien, et leur combinaison donne une tonalité très nette à la proposition, même si l’apparition et la disparition de la vidéo sont assez abruptes. Quelques scènes restent pour l’instant un peu moins nettes, voire même déroutantes, à l’image de cette énigmatique marionnette-tronc qui surgit du lac et dont on ne saisit pas quel rôle elle joue.

On soulignera que Laurie Cannac a recherché délibérément une double écriture du texte, oralisé et signé, en ne cherchant pas à le traduire absolument dans un sens ou dans l’autre. Entendant.es et signant.es ont donc accès à deux narrations différentes, même si l’essentiel de la pièce reste aussi ouvert pour les un.es que pour les autres. C’est une idée intéressante que de jouer sur ce double niveau d’entendement, qui est propre, chez les spectateur.rices les plus curieux.ses, à susciter l’envie d’interroger d’autres membres du public à la sortie, de façon à combler ce qui leur aurait échappé. C’est pertinent, également, de forcer les entendant.es à suivre les scènes en LSF sans proposer de traduction, de façon à les immerger dans la langue.

Au total, malgré quelques toutes petites réserves à des endroits qui seront sans aucun doute lissés à mesure que la pièce vieillira, on peut affirmer qu’on tient là une très belle oeuvre, peut-être d’autant plus belle qu’elle est le fruit d’une prise de risque d’une ampleur qu’on ne voit pas toujours chez des artistes aussi établis que l’est Laurie Cannac.

La Langue des Cygnes sera programmé dans le cadre du Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes de Charleville-Mézières en septembre 2023.

GENERIQUE

Mise en scène et marionnettes : Laurie Cannac
Interprétation et chorégraphie : Andy Scott Ngoua
Musique originale : Adri Sergent
Création lumière et régie : Sébastien Choriol
Jeu en langue des signes projeté : Karine Feuillebois
Co-écriture du texte en langue des signes française : Igor Casas
Collaboration à l’écriture et direction d’acteur : Simon Attia
Vidéo :Fabien Guillermont
Costumes : Manon (stagiaire), Nelle Bosson
Slam et rap : Kôba Building
Aide à la construction : Irène Lentini
Son : François Olivier

Photo (c) Yves Petit

Grande soirée bellinienne avec Les Puritains au Théâtre des Champs-Élysées
Al. Hy : “Je suis une artiste qui aime se transformer”
Avatar photo
Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration