Marionnette
“Sorry Boys” de Marta Cuscunà ouvre la Biennale des Arts de la Marionnette à Paris

“Sorry Boys” de Marta Cuscunà ouvre la Biennale des Arts de la Marionnette à Paris

11 May 2023 | PAR Mathieu Dochtermann

La Biennale Internationale des Arts de la Marionnette, proposée par le Mouffetard CNMa à Paris, vient d’ouvrir ce mercredi 10 mai avec le spectacle Sorry Boys, de la marionnettiste italienne Marta Cucscunà. Un spectacle de marionnette à la forme surprenante et à la manipulation virtuose, inspirée de faits réels ayant eu lieu dans la ville de Gloucester, Massachusetts : la grossesse simultanée de 18 lycéennes et une marche organisée par des centaines d’hommes contre les violences faites aux femmes. Vertigineux.

Sorry Boys de Marta Cuscunà
Sorry Boys de Marta Cuscunà

Ce n’est pas à proprement parler un spectacle documentaire auquel nous convie Marta Cuscunà, mais il n’en reste pas moins profondément ancré dans le réel, et plutôt naturaliste dans les dialogues et les situations. Son point de départ : la conjonction de deux événements, entre lesquels l’artiste établit un lien, d’une part la grossesse de 18 adolescentes ayant conclu un pacte entre elles avec pour projet de tomber enceintes et d’élever leurs enfants ensemble dans une communauté qu’elles établiraient à l’écart du monde, d’autre part l’organisation d’une marche masculine… contre les violences masculines. La pièce part du premier événement pour en proposer graduellement une explication, amenée par touches : le taux de violences infligées aux femmes et de féminicides dans cette communauté, incroyablement élevé, trahit une culture de la masculinité particulièrement toxique, expliquant la volonté de ces jeunes femmes s’émanciper de la société dans laquelle elles grandissent.

La grande originalité, dans le traitement dramaturgique de cette histoire, est d’avoir choisi de ne pas représenter ces 18 femmes sur scène, alors qu’elles sont absolument centrales et pleinement agissantes. Leur parole est présente, via un écran placé au centre de la scène sur lequel s’affichent par intermittence leurs discussions par messagerie instantanée. Mais on n’entend pas leurs voix, non plus que l’on ne voit leurs visages. Cette absence, d’abord étrange voire problématique – on pourrait y voir une invisibilisation – devient finalement une force : cet escamotage les rend plus présentes, plus incontournables, car toute la pièce tourne autour d’elles et qu’on cherche à toute force à se les représenter. Cette frustration génère une attention supplémentaire, en même temps qu’elle fait écho, dans l’histoire déployée, au traitement réservé aux femmes dans la communauté, reléguées au second plan et brutalisées.

Sur scène, restent donc les autres protagonistes de cette histoire : à jardin, quelques-uns des jeunes hommes qui sont les pères des enfants ainsi conçus, à cour, quelques adultes de la communauté, des parents, le proviseur du lycée, l’infirmière scolaire. Ne sont présentes que leurs têtes, accrochées sur des murs comme des trophées de chasse, très littéralement puisqu’elles sont montées sur des écussons de bois exactement comme le seraient lesdits trophées. La manipulation se fait de manière invisible, par la seule Marta Cuscunà, qui passe derrière ces têtes pour les animer. Les visages sont assez réalistes, dans une matière souple de couleur chair, possiblement une mousse de latex, qui donne à leurs traits une certaine mobilité, même si les contrôles semblent frustres : à part les mouvements du cou monté sur une tige, les visages ne peuvent que bouger la bouche et cligner des paupières. Des lumières focalisées sur les têtes permettent de mettre en valeur celles qui sont en jeu.

La virtuosité de la marionnettiste est assez confondante. Elle arrive à elle seule à animer douze marionnettes, et elle a trouvé le moyen, par les éclairages et par des micro mouvements constamment distribués entre les têtes, à faire en sorte qu’elles ne paraissent pas « mortes », c’est-à-dire immobiles et renvoyées à leur statut de choses. Les mouvements imprimés aux différents visages sont maîtrisés, crédibles, certes naturalistes mais aussi finement réglés dans leur rythme comme dans leur ampleur – ce qui n’est pas une mince affaire étant donné que les répliques s’enchaînent avec un débit de paroles généralement très rapide. Du coup, l’illusion marche bien : on perd rapidement la notion qu’on regarde et qu’on écoute une galerie de têtes coupées, pour rentrer dans l’histoire des personnages, d’abord plutôt amusante, mais qui prend des accents profondément dramatiques à mesure que la violence sourd des confessions des uns et des autres.

Il y a des éléments dans ce spectacle qui ne sont pas exactement confortables : la densité du texte, la lourdeur des thèmes abordés, peuvent avoir un côté oppressant. Mais c’est là un effet dont on peut s’imaginer qu’il est au moins en partie recherché. Le parti pris d’escamoter les femmes qui sont au cœur de cette histoire et de les réduire à quelques lignes sur un écran peut également être perturbant, selon le sens que l’on donne à ce choix. Et quelques éléments restent mystérieux, comme ce parallèle fait avec les trophées de chasse, qui n’est pas facile à décrypter : une façon de montrer métaphoriquement la violence dans la communauté ? de suggérer que les différents personnages à vue sont d’une certaine manière des victimes, sans doute pas des jeunes femmes, mais peut-être de la communauté encore une fois ? Et pourquoi avoir laissé des jours dans les murs de marionnettes qui permettent d’apercevoir parfois la marionnettiste, alors qu’elle n’est clairement pas en jeu et que cela ne sert en rien le spectacle ?

En tous cas, c’est une œuvre dont on peut dire qu’elle est forte, aboutie, jouée d’une façon magistrale par une marionnettiste talentueuse. A ne pas manquer si l’occasion se présente !

GENERIQUE

De et avec : Marta Cuscunà
Conception et réalisation des têtes coupées : Paola Villani
Assistant réalisateur : Marco Rogante
Création lumière : Claudio “Poldo” Parrino
Création son : Alessandro Sdrigotti
Animation graphique : Andrea Pizzalis
Création graphique : Andrea Ravieli
Têtes inspirées par : Eva Fontana, Ornela Marcon, Anna Quinz, Monica Akihary, Giacomo Raffaelli, Jacopo Cont, Andrea Pizzalis, Christian Ferlaino, Pierpaolo Ferlaino, Filippo pippogeek Miserocchi, Filippo Bertolini, Davide Amato
Diffusion France : Jean-François Mathieu
Traduction, surtitrage : Federica Martucci

Photo : © Alessandro Sala Cesuralab

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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