Théâtre
“Devenir”, plongée poétique et sensible dans la mémoire des adolescent·es

“Devenir”, plongée poétique et sensible dans la mémoire des adolescent·es

11 May 2023 | PAR Mathieu Dochtermann

La compagnie la Bande Passante a créé fin 2022 un nouveau spectacle, intitulé Devenir, qui s’attache cette fois encore aux traces et à la mémoire, mais du côté des adolescent·es, par le biais de la manipulation d’images de leurs journaux intimes. Un spectacle de théâtre documentaire qui laisse place paradoxalement à une grande poésie, programmé ce jeudi 11 mai par La Faïencerie de Creil en ouverture de son festival Les Infaillibles.

Une exploration par la porte du journal intime

Devenir est un spectacle adressé aux adolescent·es, de façon clairement affichée : l’un des personnages, s’adressant à la salle, ira jusqu’à dire : « Vous, les adolescentes et les adolescents… » Le point de départ du spectacle, expliqué, montré, documenté, est l’exploration de journaux intimes envoyés à la compagnie, que ses membres ont lus, dont iels ont extrait des citations – qui en disent long, finalement, sur elleux, et sur l’adolescent·e qu’ils ont été, comme iels l’admettront elleux-mêmes.

Ainsi le dispositif, au départ, ressemble-t-il plutôt à celui de Vies de papier (notre critique) : un plateau blanc, des paravents blancs pouvant servir de surface de projection, un projecteur, divers dispositifs de captation permettant de filmer ce qui se passe sur scène ou de zoomer sur ce qui est posé sur une table de manipulation. Des documents sont produits : carnets, extraits de carnets, photos, qui sont filmés, lus, agencés à vue. L’archive, comme une manière de créer une impression de vrai, de solidifier une croyance dans la réalité de cette partie expositive du spectacle. A ce moment, le texte serait comme un montage de citations tirées de quelques écrits adolescents, un peu philosophiques, parfois poétiques, et souvent pleins de rage et de révolte.

Jouer avec les frontières du réel et de la fiction

Mais le spectacle ne s’arrête pas à cette utilisation de la technique du collage, qui a certes du charme mais n’irai pas très loin à elle seule. Tout le spectacle est écrit pour souligner, puis finalement brouiller, les frontières entre réel et fiction. Ainsi, par exemple, les comédien·nes se présent-iels au lever de rideau en déclinant leur identité à la ville, et en précisant quel rôle iels vont jouer ; de même qu’ils finissent le spectacle en rappelant leur véritable identité, et en rappelant quel personnage iels jouaient. Une distanciation on ne peut plus brechtienne, mais, pour autant, l’espace de la fiction entre-temps est utilisé à plein, avec l’intention de créer un mentir-vrai crédible : par exemple, un photomontage des deux comédiens adolescents est utilisés pour rendre vraisemblable l’histoire d’amour que les deux personnages, Katell et Matthieu, auraient vécue… alors qu’elleux-mêmes ont passé leur adolescence sur des continents différents !

Cette histoire fictionnelle des amours adolescentes de la comédienne Katell et du musicien Matthieu, dont on donne à comprendre qu’ils font ensemble, ici et maintenant, un spectacle qui leur permettrait de revisiter leur relation, ouvre la possibilité d’un double espace fictionnel : en plus de la fiction des adultes qui se tiennent au présent sur le plateau, s’ajoute la fiction de leur rencontre et de leur relation, située dans le passé et dans une région aussi lointaine qu’indéterminée.

Cette fiction dans la fiction est très joliment figurée à l’aide de paysages et de marionnettes de papier en 2D, filmés sur la table et projetés en direct sur le paravent. Outre son caractère esthétique, la technique permet un récit visuel à la fois très beau plastiquement et très libre poétiquement – ainsi de cette scène où la silhouette du personnage de Katell, transformé en sirène par l’adjonction d’une queue de poisson, évolue en théâtre d’ombre dans long traveling sous-marin, avançant dans une grotte dont on réalise finalement que les parois sont constituées de lambeaux de journaux intimes. Parfois, les comédien·nes jouent à entrer dans l’image du passé – façon de signifier qu’ils revivent pleinement leurs souvenirs, façon aussi de brouiller encore plus les frontières entre les narrations.

Un mi-chemin entre nostalgie et modernité

Il y a, dans cette fiction en deux espaces-temps, un petit message à l’intention des adolescent·es, amené peut-être avec suffisamment de finesse pour qu’il passe. Matthieu, rétrospectivement, montre au public qu’il a vécu – et pas vraiment digéré – une histoire d’amour dans laquelle il était possessif, exclusif, fusionnel, romantique à un point qui confinait au problématique. Katell, au contraire, achève la pièce en affirmant sa nécessaire émancipation face à lui : déchirant son journal intime et la silhouette de Matthieu découpée dans du papier, elle affirme ne plus vouloir avoir peur de n’être personne en l’absence du regard de l’autre… et elle jette les morceaux du journal déchiré en une pluie de confetti qui signale la joie et la légèreté retrouvées.

Ainsi, la comédie romantique qui paraissait d’abord très normée – d’aucun·es diraient « cis-hétéro patriarcale » – trahit finalement une ambition de déconstruire la dimension toxique des relations passionnelles-fusionnelles plutôt caractéristiques des amours adolescentes. C’est là la symbolique de la sirène, telle qu’elle est exploitée ici en tous cas : celle de la transformation et de l’émancipation. Cela fait écho au “Ecrire, c’est faire équipe avec soi pour devenir”, tiré de l’un des journaux.

Mise en scène habile et humour bien dosé

Pour le reste, il faut souligner la qualité musicale du spectacle : la Bande Passante est réputée pour faire de la dentelle visuelle avec les images, mais il y a en l’occurrence une superbe création musicale, signée de Maxime Kerzanet qui est également au plateau pour l’interpréter. Le public, ravi, suit avec enthousiasme les compositions pop et upbeat qui viennent rythmer le spectacle, au point où l’on se demande parfois si l’on n’assiste pas plutôt à un concert… et que l’on se surprend à fredonner une mélodie une heure après être sorti de salle. Le tout est utilisé avec une belle intelligence – et il faut saluer particulièrement l’utilisation du vocoder, qui donne lieu à un passage clownesque qui a très bien marché auprès du public le soir où nous avons assisté à une représentation.

De multiples autres petites astuces, déjà vues ailleurs, jalonnent le spectacle, comme l’affichage d’échanges dans le style d’une messagerie instantanée, l’utilisation du visage filmé en gros plan… Cela relève un peu de l’anecdote, sans doute d’une façon maladroite de tenter d’adopter les codes d’une génération qui a grandi avec les écrans. Il n’y a pas beaucoup de réserves à émettre, à propos de ce spectacle bien ficelé, poétique, visuellement et auditivement attractif. Quelques répliques étaient un peu mécaniques et manquaient de justesse, mais elles étaient rares. La scène de la dispute était difficile à croire. Mais globalement, tout est propre : jeu, manipulation, images, sons si l’on excepte les problèmes de micro.

Devenir est un spectacle à découvrir, d’autant qu’il peut pleinement séduire les adultes par son côté un peu nostalgique : les trentenaires et plus s’identifieront sans doute facilement à ces deux personnages qui se replongent dans leurs souvenirs d’adolescence. Il faut relever que l’époque dans laquelle évoluent les deux adolescents de Devenir est celui contemporain de la rédaction des journaux collectés : les années 90. Il y a donc un univers un peu daté dans cette partie du spectacle, qui agira comme une madeleine de Proust pour les plus âgés, mais qui, possiblement, pourrait mettre Devenir un peu à distance des ados d’aujourd’hui, avec un côté muséal qui en fait une chose à regarder et non une chose à laquelle s’associer. Au-delà de cela, le spectacle est également très drôle, avec quelques punchlines bien senties, et de ce point de vue toutes les générations sont égales.

Devenir est programmé la mardi 16 mai au Centre culturel Le Figuier Blanc à Argenteuil dans le cadre d’un partenariat avec Le Mouffetard CNMa pour son festival Biennale internationale des arts de la marionnette. On pourra aussi le voir cette saison les 23 et 24 mai à l’Espace Jéliote, Centre National de la Marionnette d’Oloron-Sainte-Marie. La saison prochaine les 22 et 23 septembre 23 à la BAM, Cité Musicale – Metz (57), le 13 octobre 23 à l’Espace 110, Illzach (68), le 19 octobre 23 aux ATP – Vosges, Epinal (88), le 10 novembre 23 à l’Espace Sarah Bernhardt, Goussainville (95), et les 12 et 13 mars 24 au Théâtre 71 – SN de Malakoff (92) pour le Festival Marto.

EQUIPE DE CRÉATION
Écriture : Benoît Faivre, Kathleen Fortin, Thomas Gourdy, Maxime Kerzanet
Mise en scène : Benoît Faivre
Dramaturgie : Thomas Gourdy
Interprétation : Kathleen Fortin et Maxime Kerzanet
Création musicale : Maxime Kerzanet
Création scénographique, plastique, vidéo : Camille Baroux, Alicia Charrier, Charline Dereims, Tommy Laszlo, Francis Ramm
Création lumière : Jean-Yves Courcoux
Régie générale : Marie-Jeanne Assayag
Régie vidéo : Tristan Lanchon
Construction décor : Vincent Frossard
Collecte documentaire : Camille Baroux, Leila Bessahli, Benoît Faivre, Kathleen Fortin, Thomas Gourdy, Tara Gulhati, Tommy Laszlo et Andreea Vizitiu.
Administration : Aurélie Fischer
Diffusion & communication : Iseult Clauzier
Direction technique : Khaled Rabah

Photo : © Thomas Faverjon

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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