Marionnette
“Juste une mise au point” : embrasser la différence à pleins poumons

“Juste une mise au point” : embrasser la différence à pleins poumons

03 February 2023 | PAR Mathieu Dochtermann

Après avoir fait ses premières au Sablier, Juste une mise au point, le nouveau spectacle de Lucie Hanoy (Big Up cie), est accueilli au Mouffetard jusqu’au 4 février. Une vraie-fausse comédie musicale qui est surtout un spectacle de théâtre et de marionnette qui interroge poétiquement la place que nous ménageons à la différence.

Une foirade en fanfare

Sur la scène du Mouffetard mangée par deux énormes rideaux argentés qui encadrent un petit podium, Lucie Hanoy paraît dans son plus beau costume de scène. D’emblée elle instaure le ton : vêtue de paillettes, la fantaisie capillaire savamment laquée, elle campe un personnage qui lui ressemble autant qu’il est à l’opposé d’elle-même. L’artiste qui n’a pas peur des tenues extravagantes, de reprendre Mise au point de Jakie Quartz, la femme qui se sert son spectacle comme d’un porte-voix pour les sans-voix, c’est elle. L’artiste égotique qui ne parle que d’elle, qui invisibilise ses partenaires de jeu, qui préfère le playback parce qu’elle refuse la moindre approximation, c’est son anti-thèse. Personnage de contrastes !

En mettant en scène ce point de départ ambivalent, Lucie Hanoy instaure immédiatement la règle du jeu : une auto-fiction nourrie de la réalité mais où tout n’est pas à prendre au pied de la lettre, une métaphore théâtrale où la vérité se loge plutôt dans les personnages marionnettiques que chez les comédien·nes de chair. Un spectacle où la chanson prend une grande place, mais le théâtre également, dans une mise en abîme qui passe par une vraie-fausse explication de texte. Et une écriture qui fait beaucoup de place à l’humour et au second degré.

Parce que le spectacle foire, échoue, s’éparpille à mesure des accidents. Et que cela ouvre la porte à des scènes burlesques, mais aussi à un décentrage : mettre en scène un spectacle qui ne se fait pas, faire mine d’expliquer un musical et en faire un autre au passage, trouver prétexte à expliciter une partie du matériau d’inspiration. C’est malin, c’est bien fait, c’est très drôle, et cela permet aussi d’inverser les rôles, quand les complices de l’ombre – Ava Hervier et Thomas Demay – prennent ponctuellement le pouvoir.

En signature, une écriture

Au fil des spectacles, Lucie Hanoy installe tranquillement sa singularité au sein du paysage du spectacle vivant – on la voit surtout sur les scènes marionnette, parce qu’elle a été formée à l’ESNAM, mais elle mériterait un public bien plus large. Flanquée de ses deux complices de longue date à l’écriture et à la mise en scène, Pierre Tual et Aurélie Hubeau – qui l’accompagnaient déjà sur L’imposture (voir notre critique) –, elle précise ce qui distingue son écriture tout en affinant le dosage des ingrédients qui y participent.

Sur la forme, on retrouve évidemment l’utilisation des marionnettes, ici en dose assez homéopathique, qui sont de formidables instruments de mise à distance qui l’autorisent à aborder les sujets les plus sensibles ou intimité avec une grande légèreté et des échappées poétiques. On retrouve également le maniement de l’humour, une (auto) dérision bien dosée, un second degré qui prend soin de ne jamais faire rire contre les autres contrairement à un travers aujourd’hui répandu. Et la convocation de la musique populaire, des refrains bien connus puisés dans un répertoire 80 kitschouille mais généreux, amplifie la dimension accessible et populaire du spectacle. Une sorte de stand-up musical et marionnettique inclassable, un karaoké halluciné faussement en roue libre.

Car, en seconde analyse, c’est bien cela qui caractérise le travail de Lucie Hanoy : une façon de lier avec beaucoup d’habileté une exigence théâtrale – qui passe par le texte et par la dimension visuelle, dont participe l’animation précise des marionnettes – et une apparence à moitié bricolée, une esthétique du kitsch et une dramaturgie de l’erreur qui rendent le spectacle éminemment abordable et le personnage furieusement sympathique. Une façon décomplexée de concevoir un objet spectaculaire qui réduise la distance entre le plateau et la salle, voire l’abolisse, dans un foutoir maîtrisé qui ne se prend pas trop au sérieux. Et le surgissement inopiné de la poésie aux moments les plus imprévus, la sublimation de destins ordinaires par l’irruption de l’extraordinaire, comme une manière de dire que nous avons toustes accès à la beauté, quand bien même cela ne serait dû, parfois, à un accident.

Une apologie de la différence

On peut lire sur les résumés de Juste une mise au point que le spectacle aborde le thème de la maladie mentale, et c’est à la fois exact et réducteur. Il y a effectivement un traitement plein de délicatesse de la question de l’accueil fait à la « folie ». Le spectacle fait une mise en abîme habile dans la confrontation des points de vue d’une accompagnante de personnes en situation de handicap, d’une part, et de l’employée d’un musée, d’autre part. Sous des péripéties cocasses ressort toute la maladresse d’une société mal à l’aise avec la maladie mentale, mais aussi et surtout beaucoup de tendresse pour les personnes concernées, valorisées dans leur capacité d’invention joyeuse.

Au-delà, c’est un spectacle sur la différence, comme elle peut être acceptée à rebours d’une société qui tolère mal ce qui bouscule la norme. Lucie Hanoy n’oublie pas qu’elle est une artiste queer militante : elle ne manque pas de rappeler au passage qu’une partie de l’infamie dont sont frappées les personnes porteuses de maladies mentales vient de l’instrumentalisation de « la folie » comme moyen de délégitimiser et d’écarter de la vie publique des individu·es qui dérangent. Particulièrement des femmes artistes, et c’est l’occasion de rappeler le destin de certaines d’entre elles : le sort de Camille Claudel commence à être bien connu, mais ceux de Judith Scott, de Rose Williams ou de Frances Farmer entre autres le sont sans doute moins. On se tient toujours à mi-chemin du burlesque et d’une réalité glaçante, comme dans cette scène digne d’un pastiche de Autant en emporte le vent qui finit sur une chute des plus sinistres pour l’héroïne.

La marionnette permet de mettre en scène une partie de cette galerie de personnages de façon assez désopilante malgré le tragique du propos – c’est le cas de Frances Farmer campée à l’aide d’une marionnette kokoschka, dont la perruque blonde et la taille disproportionnée font un vif contraste avec la violence de ce que lui inflige l’institution face à sa résistance aux normes de comportement caractérisant la « bonne actrice ». Le traitement des personnes présentant une altérité mentale est particulièrement sensible, et l’appel à une esthétique rappelant l’art brut est particulièrement pertinente à cet endroit. Ainsi, le personnage de Rémi, maladroit et attachant, résolu à chanter Quelque chose de Tennessee à 21h15 précises, est montré par le biais d’un masque gigantesque qui confine à la marionnette habitée. Béatrice, marionnette à taille humaine impressionnante de dignité, offre sans doute la plus belle scène du spectacle, quand Lucie Hanoy, incarnant une accompagnante, l’aide à prendre sa douche dans son fauteuil roulant. Le dévoilement progressif de la marionnette, la pudeur avec laquelle son corps nu est montré, l’extrême soin avec lequel elle est manipulée, la confusion entre le geste du personnage et le geste de la comédienne-marionnettiste, tout est parfait dans cette scène.

Une distribution cœur cœur paillettes

Lucie Hanoy fait montre des qualités d’interprète qu’on lui connaît déjà, au premier rang desquelles une maestria dans le mentir-vrai, une façon d’être à la fois elle-même et en jeu, une capacité à prendre de la distance à la fois par rapport à elle-même et par rapport à ses personnages, qui instaure un trouble particulier dès qu’elle est sur scène. Elle a un charisme bon enfant qui lui permet d’abolir le quatrième mur. Douée dans l’improvisation, précise dans la manipulation, elle avait encore un peu de pas, à la sortie du spectacle, à trouver une liberté totale par rapport au texte, qu’on sentait encore trop frais.

A ses côtés, Ava Hervier et Thomas Demay se fondent à merveille dans son univers. La première use de sa présence qui n’a rien à envier à celle de Lucie Hanoy pour camper une fausse bataille des egos – sa grande tirade dramatique saluée d’un « Mais oui, tu vas l’avoir ton Molière » désabusé, est particulièrement drôle. Mais elle maîtrise également le chant à la perfection, ce qui lui permet notamment d’entonner Quelque part derrière l’arc-en-ciel – version française d’Over the rainbow, ce qui fait symboliquement le lien entre le sort de l’actrice Judy Garland et la cause homosexuelle, la chanson ayant servi d’hymne pendant les émeutes de Stonewall ayant abouti à la première Gay Pride. Thomas Demay est parfait dans son rôle en contre-point : effacé et hésitant, il se retrouve ballotté au gré des rebondissements du spectacle, tout en assurant, mine de rien, un excellent accompagnement musical.

Le seul reproche que l’on pourrait faire, en somme, au jeu des trois interprètes, peut se formuler comme une espoir : dans la jeunesse de ce spectacle, on sent qu’ils n’exploitent pas encore le potentiel de folie et de liberté que recèle le spectacle. On peut donc espérer que, à mesure que l’expérience les aidera à se détacher de leur partie, ielles soient plus en lien sur scène, et s’offrent collectivement la possibilité d’une joyeuse fantaisie dont on sent qu’elle pourrait être au décuple de ce qu’elle est pour l’instant.

Juste une mise au point est à l’affiche du Mouffetard CNMa – Théâtre de la marionnette à Paris jusqu’au 4 février.

GENERIQUE

Conception : Lucie Hanoy
Écriture : Aurélie Hubeau, Pierre Tual et Lucie Hanoy
Interprétation : Lucie Hanoy, Ava Hervier et Thomas Demay
Chant et musique : Ava Hervier et Thomas Demay
Mise en scène : Aurélie Hubeau et Pierre Tual
Création lumières : Guillaume Hunout
Scénographie : Marie La Rocca
Costumes : Marie La Rocca et Anne Tesson
Construction marionnettes : Anaïs Chapuis
Dramaturgie et régie : Olivier Bourguignon
Régie générale : Alice Carpentier
Conseil et travail de recherche : Pierre Hanoy

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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