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“Làoùtesyeuxseposent” : marionnettique ? plastique ? surtout très ludique !

“Làoùtesyeuxseposent” : marionnettique ? plastique ? surtout très ludique !

29 July 2022 | PAR Mathieu Dochtermann

Le festival Paris l’été a fait un beau cadeau aux parisiens et au visiteurs de passage : programmer le marionnettique, le plastique, et surtout le très ludique Làoùtesyeuxseposent de Johanny Bert (Théâtre de Romette). Une forme courte aux images très parlantes, un paysage mouvant et habité, un joli plaisir d’artiste qui est aussi un vrai plaisir de spectateur.

Dramaturgie visuelle pour une fin du monde ludique

Une table nue, blanche, à la belle surface bien lisse, fait face au public. A jardin, un arbre lance ses branches vers le ciel. A cour, une statue de la Vierge à l’enfant. Quelque chose de religieux, quelque chose de propre, mais aussi quelque chose de déjà signifiant : un terrain de jeu idéal pour un artiste gentiment irrévérencieux, et surtout très joueur.

Une étrange tache noire escalade le rebord de la table, rampe jusqu’au pied de l’arbre, l’épouse brièvement, continue son chemin. Voilà que le son gronde, et l’accident se signale d’abord par là : quelque chose s’est rompu, un équilibre ou un charme. La corruption est passée dans cet univers immaculé, et la rupture, dès lors, devient inéluctable. En tous cas, le paysage en est bousculé. Cela se manifeste d’abord par un soulèvement : l’arbre s’arrache de là où il était planté, ses racines poussent irrésistiblement, le plateau de la table se déchire, des gouffres s’ouvrent d’où s’échappent des panaches de fumée.

Des oiseaux, des poissons, des rats apparaîtront. Des présences humaines, plus ou moins en plastique, plus ou moins en chair. Il y a ici tout un continuum de l’inerte à l’animé, du minéral au vivant. Une partie du plaisir du spectateur vient des surprises, clins d’œil et inventions visuelles qui sont apparues au fur et à mesure du processus de création. Des objets mis en mouvement ou en tremblement, tous sont tous mûs à la main, mais avec des techniques d’animation qui varient. Ils sont tantôt proches de l’organique, tantôt plutôt mécaniques, mais ils ont en commun de ne faire que passer au milieu de ce paysage fissuré, qui s’effrite mais qui demeure néanmoins. Le chaos s’empare graduellement de la scène, une entropie inéluctable fissure tout, mais rien n’est triste ni sinistre : les crânes sont rigolards, les morts peuvent encore parler pour peu qu’on les branche sur le bon appareil…

Paraboles et chair humaine

Difficile de ne pas voir des références bibliques dans tout ce bazar : Adam et Ève font une brève visite dans leur tenue originelle, même s’ils ne croquent pas la pomme, faute peut-être d’avoir su préserver le visage de leur jeunesse. Mais on ne saurait réduire le spectacle à cela, une référence plus ou moins irrévérencieuse aux mythes religieux, même si Jésus finit bien par être victime des effets pyrotechniques qui se manifestent à intervalles réguliers. Certainement, l’espace de représentation, selon ce qu’il projette, doit peser dans la réception du spectacle : fable écologique, par exemple, dans un jardin, ou mise en abîme religieuse dans une chapelle.

On peut également y voir une parabole grinçante de la condition humaine, si on choisit de se raconter une histoire : des humains qui passent et se succèdent, se déchirent sous les traits de marionnettes à gaine plutôt agressives, dans cet univers où les marionnettistes restent cachés sous leur table-castelet, et manipulent dans un secret relatif – relatif puisque des caméras suivent leurs mouvements et que le film est ensuite rendu disponible pour le public après la représentation, créant ainsi une manipulation à vue différée. La vie n’en grouille pas moins à la surface de la table, ses agents les plus actifs – et du coup les plus destructeurs – étant sans doute d’étranges vers annelés gris qui sortent des profondeurs pour en ramener ce qui y était enfoui.

Quand, finalement, un bout de chair humaine se fait voir, c’est celui d’une femme tirée de sous la table par une marionnette à gaine – inversion ludique du rapport manipulateur-manipulé. Arrivée trop tard, au milieu d’un paysage en ruines où rien ne reste à sauver, déjà inanimée elle-même, elle a tout de même un dernier message à faire entendre, si on sait comment le lire. Message qui résonne avec l’étrange vanité (au sens pictural) que les vers annelés ont construite dix minutes plus tôt avec certains des objets rapportés d’en-deçà. Pourquoi faut-il donc mourir ? semble demander la fin du spectacle, en même temps que tout le reste lui répond : Peu importe, si on vit avec suffisamment d’humour et de liberté pour pouvoir rire même de la mort.

Construire le tableau d’une destruction

C’est un vrai plaisir de voir l’inventivité qui a présidé à l’élaboration de ce spectacle qui regarde la mort et le chaos avec un sourire en coin. Certaines manipulations confinent à la prestidigitation, d’autres au contraire sont très transparentes, car le plaisir n’est pas à chercher dans un naturalisme minutieux, mais dans l’exploration de mille solutions pour mettre en scène l’effondrement. Un humour très visuel, un peu noir, est omniprésent, parfois grave, parfois incongru, telle la livraison en Amazon Prime du carton contenant les marionnettes à gaine qui peuplent la fin du spectacle.

C’est un objet singulier que pose là Johanny Bert, très efficacement secondé par Faustine Lancel à la manipulation. Un mash-up de manipulations différentes, un dictionnaire des symboles qui aurait dispersé son contenu en pagaille, sans chercher à faire sens, mais en le produisant quand même, malgré tout, sans qu’aucune narration cohérente ne puisse cependant être recomposée avec certitude. Le fil rouge, finalement, serait Thomas Quinart, seul interprète visible, qui balade ses airs de saxophone avec nonchalance aux environs de la représentation – mais il n’est pas là pour faire sens, mais pour faire émotion, et colore de ses notes les images qui se succèdent.

Làoùtesyeuxseposent est un spectacle qui raconte beaucoup mais ne verrouille pas le sens, une œuvre définitivement marionnettique – avec quelques clins d’œil qui seront perçus par la profession mais échapperont sans doute au plus grand nombre – et joyeusement chaotique, qui s’adapte à chaque fois à son contexte in situ pour y appeler les échos qu’il peut convoquer. Il est aussi écrit avec le bon rythme, ce qu’il faut de temps et de contre-temps pour maintenir l’attention malgré l’absence de texte ou de personnages identifiés. Il a aussi l’élégance de ne pas trop se prendre au sérieux – de ne pas faire, par exemple, de la destruction de la scénographie et des objets un exemple d’audace provocatrice, ce qui aurait été maladroit car cela a déjà été fait cent fois, mais juste une occasion de jouer, de créer des opportunités à mettre au service de nouvelles inventions. 

Il paraît que ces représentations dans le cadre de Paris l’été pourraient être les dernières, ce qui serait vraiment dommage. C’est un objet scénique singulier, au dispositif peut-être un peu lourd pour sa durée, mais qui instaure un rapport très joueur avec les regardeurs, et propose une entrée ludique et stimulante dans l’univers de la manipulation.

GENERIQUE

Conception et mise en scène Johanny Bert

Interprètes Faustine Lancel, Thomas Quinart, Johanny Bert

Scénographie Amandine Livet

Dramaturgie Olivia Burton

Équipe de construction en complément des interprètes Guenièvre Lafarge, Pétronille Salomé, Gilles Richard, Christophe Kiss, Anthony Diaz, Fabrice Coudert,

Baptiste Klein

Voix off Juliette Alain

Administration, production, diffusion Mathieu Hilléreau – Les Indépendances assisté de Thomas Degroïde

Visuel : (c) Christophe Raynaud de Lage

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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