Cirque
“Out of the blue” : plongée dans un cirque qui ne manque pas de souffle

“Out of the blue” : plongée dans un cirque qui ne manque pas de souffle

29 July 2022 | PAR Mathieu Dochtermann

Le festival Paris l’été programmait pendant trois soirées au Monfort des représentations d’un spectacle qui a très rapidement fait salle comble : Out of the blue, du duo Frederi Vernier et Sébastien Davis-VanGelder. Un spectacle de cirque immergé dans un aquarium imposant, qui demande de vraies prouesses d’apnée de la part de ses deux interprètes.

Le cirque et l’aquarium

Faire du cirque en aquarium : l’idée est belle, pour ce qu’elle autorise, d’abord, en termes de renversement des propriétés physiques du milieu. Si le cirque, comme le professent certain.e.s, c’est fondamentalement le risque de la chute, le défi de la gravité, utiliser une scénographie qui rend le corps flottant presque sans poids, c’est métamorphoser toute la dramaturgie habituelle. Et puis, le dispositif pose aussi sa marque sur le plan de l’émotion : état émotionnel particulier de la personne immergée, qui ne peut tricher avec la contrainte de l’eau et de l’immersion, état émotionnel des regardeurs qui ne peuvent s’empêcher de retenir leur respiration par réflexe sympathique, et qui ne peuvent totalement s’abstraire des images évoquées comme autant de métaphores qui s’imposent, que ce soit celles du milieu marin ou celles du fœtus flottant dans le liquide amniotique. Nous commençons toustes notre vie ainsi : sans souffle, suspendus dans un environnement liquide.

Etrange coïncidence, plusieurs spectacles se sont créés en même temps qui travaillent sur ce même mariage du cirque et de l’aquarium – on verra bientôt Eric Longequel jongler dans un aquarium dans le spectacle Les Fauves. Il ne s’agit pas, cependant, d’une première en France : Jörg Müller avec c/o – puis avec noustube, qui reprenait son principe en offrant une carte blanche à d’autres artistes empruntant le même dispositif – avait déjà tenté l’expérience en 2001, en confrontant son univers de jongleur avec les contraintes de ce milieu radicalement différent. Son aquarium, cependant, n’avait pas la même forme : ici il est fait d’un octogone de 2,7m, là où Jörg Müller utilisait un tube de 3m, qui avait du coup une propriété supplémentaire, d’ordre optique, de déformer le corps immergé.

Performance sportive recherche performance théâtrale

Le point de départ de Frederi Vernier et de Sébastien Davis-VanGelder est néanmoins légèrement différent, et le point d’arrivée est du coup éloigné. Non seulement ils sont en duo, mais encore ils sont tous deux des apnéistes entraînés, capables de rester plus de quatre minutes sous l’eau sans respirer. Et puis, les deux interprètes passés par le CNAC sont des spécialistes de main-à-main et de portés acrobatiques : leur approche du corps et de la scénographie circassienne est nécessairement différente.

C’est d’ailleurs en tant qu’apnéistes qu’ils se présentent au public. Sur la scène du Monfort, l’aquarium est immédiatement à vue – fi du mystère ou d’un dévoilement progressif, l’objet est posé là, massif, impossible à ignorer. Les deux interprètes sont perchés au bord, les pieds dans l’eau. Le spectacle commence par une performance sportive. Lumières salles allumées, aquarium pris dans une lumière neutre, on entend les bruits de respiration de Sébastien Davis-VanGelder qui se prépare à plonger, les bips de la montre de Frederi Vernier qui va le chronométrer. “Encore deux minutes… Une minute… 30 secondes… 20 secondes… 10 secondes, c’est quand tu veux.” Le bruit de l’eau qui s’ouvre et se referme quand le corps plonge. Une apnée qui va durer 4 minutes et 8 secondes, le soir de notre représentation. C’est une mise en scène du réel : cette séance d’entraînement, pour scénarisée qu’elle soit, est livrée avec une froideur toute documentaire, dans sa consistance même.

Dramaturgie immergée, l’éminence de l’élément

Cette entrée teinte le reste du spectacle, en le faisant d’abord graviter du côté du sport, de la performance, et de la question du souffle. C’est évidemment un spectacle où l’eau tient une place éminente, mais qu’elle cède presque à l’air : les deux interprètes réalisent un tour de force en termes d’endurance et de capacité à tenir apnée sur apnée pendant près d’une heure. Et ils sont redoutablement bien organisés pour que leurs prises de respiration alternées soient discrètes et donnent l’impression d’une continuité dans la prouesse. Cet air, indispensable pour éviter la noyade, ils le mettent en scène dans divers conteneurs qu’ils vont utiliser pour se ravitailler, dans des cloches qu’ils vont improviser, dans des rideaux de bulles que leurs mouvements génèrent et qu’ils entraînent à leur suite.

Divers objets seront utilisés aux fins que l’on vient de décrire, et seront aussi mis en jeu avec de bonnes idées, qui reposent sur un comique de situation : comment verser quelque chose d’une carafe quand elle est sous l’eau ? Le conteneur est lui-même contenu… Ce qui compte le plus, c’est le poids des objets, ou plutôt leur densité : ceux qui flottent, et ceux qui peuvent servir de lest. On doit dire qu’on est un tantinet frustré que l’emploi des objets ne soit souvent pas poussé au-delà de l’anecdote : il y avait des pistes fertiles, vite abandonnées, peut-être faute de savoir qu’en faire, peut-être parce qu’elles n’étaient pas au cœur du propos. Mais tout de même, on a parfois le sentiment que des esquisses sont faites, trop vite abandonnées. Il en va particulièrement ainsi d’un déluge de sacs et autres déchets plastiques qui s’abat à un moment sur l’aquarium – les interprètes accusent pauvrement le coup, comme si l’événement, majeur visuellement et symboliquement, n’était pas traité dramaturgiquement – à moins que l’indifférence à la terrifiante pollution des milieux marins soit justement dénoncée par cette apathie des personnages, l’absence de réaction étant précisément le traitement ? Peut-être cet incident arrive-t-il aussi un peu tôt : même si la présence des sacs génère des images intéressantes, et fait entrer une dimension politique dans le spectacle, elle perturbe un peu la vue : on a même entendu des membres du public déclarer qu’ils en avaient été gênés.

La difficile conciliation du spectaculaire et du poétique

Dans sa deuxième moitié, le spectacle offre plus de mouvement, pour moins d’exploration de l’élément : les deux apnéistes-circassiens montrent un ou deux portés sous l’eau, nagent dans ce milieu étroit en formant de belles arabesques, esquissent l’équivalent sub-aquatique d’une marche sans cesse répétée, toujours entrecoupée de la même chute, telle qu’on pouvait la voir par exemple chez Mathurin Bolze en milieu aérien. C’est beau, et on ne peut pas nier que le mouvement dans l’eau a quelque chose d’irréel, de doux, d’impossiblement suspendu. A un moment donné, les deux personnages semblent même lutter, possiblement pour leur approvisionnement en air, justement : l’occasion de montrer que le mouvement n’est pas condamné à être doux et flottant, mais peut aussi être brutal et saccadé. Autre moment, et parenthèse de théâtre au milieu du reste de la proposition : la simulation d’une descente profonde le long d’un filin, où les sons et la lumière graduellement adaptés donnent une vraie sensation de suivre l’apnéiste à la rencontre des profondeurs. La magie de l’évocation.

En somme, on assiste à une sacrée performance, qui est avant tout l’exploration des limites des corps des deux interprètes, et les limites physiques d’un milieu. A part pour un bref moment, un quatrième mur très fort – qui n’est pas que symbolique, puisque la paroi de plexiglas de l’aquarium est tout sauf intangible – nous relègue, regardeurs que nous sommes, à contempler un objet posé devant nous. Parfois beau, parfois drôle, constamment fascinant, mais on peut douter qu’il soit profondément émouvant : difficile de se connecter ou de s’identifier aux deux apnéistes, et, faute d’une narration qui proposerait des personnages auxquels s’attacher, on reste finalement dans une observation assez passive de la proposition.

On aurait bien aimé être entraîné un peu plus loin, un peu plus près, un peu plus fort. Il y a des touches de poésie, là où on s’attendait à ce qu’elle coule à flux continu – c’est peut-être aussi le piège du spectacle trop annoncé, trop attendu, sur lequel on a trop projeté d’attentes. Ce qu’il ne propose pas du côté de la poésie, il le propose du côté de l’humain : la relation entre les deux interprètes est manifestement, indubitablement, très belle, et cette complicité est un plaisir en soi.

Cela dit, il faut reconnaître que c’est un spectacle comme on n’en a pas vu depuis longtemps, un véritable objet d’expérimentation au-delà d’être un objet de curiosité. C’est suffisamment rythmé et suffisamment beau pour maintenir l’attention pendant une heure, et, si on ne ressent pas un bouleversement puissant, on en ressort avec le sentiment d’avoir passé un bon moment.

Le spectacle a une belle tournée, avec des dates prochaines à Gap, à Alès, à CIRCa, à Elbeuf ou encore à Saint-Junien, pour ne citer que les lieux qui vont le recevoir en automne. On peut aller le voir sans hésitation : on s’en souviendra longtemps !

GENERIQUE

Création et interprétation Frédéri Vernier, Sébastien Davis-VanGelder

Regard extérieur Mathieu Despoisse

Dramaturgie Delphine Lanson

Régie générale Nicolas Julliand

Création lumière Vincent Griffaut

Création sonore Hans Kunze

Entrainement apnée Rémy Dubern

Construction Franz Clochard – Mécanique vivante

Accessoires et costumes Emmanuelle Grobet

Production et diffusion AY-ROOP

Production déléguée La Dérive

Photo : © Andréa Fernandez

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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