Théâtre
Subtil comme “Personne”, le nouveau spectacle de Yann Frisch

Subtil comme “Personne”, le nouveau spectacle de Yann Frisch

29 May 2023 | PAR Mathieu Dochtermann

Yann Frisch est connu pour faire de la magie nouvelle, et le faire très bien, mais il nous rappelle dans Personne qu’il sait jouer, très bien également, et qu’il réfléchit, beaucoup. Personne, c’est le titre de son dernier opus, une pièce de théâtre avec des éléments de magie, un spectacle fait pour inciter à la réflexion. La manipulation des sens et des attentes sont au service d’un propos sur la frontière poreuse entre le vrai et le fictif, la consistance de l’existence de la personne et du personnage, le tout servi avec beaucoup d’humour et d’humilité.

Yann Frich a commencé avec Le Syndrome de Cassandre, et poursuivi avec Le Paradoxe de Georges, une exploration philosophique mais aussi concrète des rapports entre réalité et fiction. L’illusion, la croyance (consentie) des spectateur·rices, la manipulation des sensations et des représentations mentales, tels sont ses terrains de prédilection. Sillonnant les routes dans son camion-théâtre, il invite partout le public à venir faire l’expérience du trouble qui s’installe quand il devient impossible de tracer la frontière entre le “vrai” et le “faux”.

Un peu comme Le Syndrome de Cassandre menait sa recherche autour du clown, Personne creuse du côté du théâtre. Où se situe donc la vérité de l’acteur·rice, cette personne qui fait semblant d’en être une autre, sous l’oeil de spectateur·rices qui font semblant de croire à la réalité du personnage, tout ce petit monde sachant pertinemment que tout cela est joué, et donc, d’une certaine façon, “faux” ? N’y a-t-il pas une part de la vérité de l’acteur·rice dans toute interprétation ? Au-delà, le personnage fictif étant capable de toucher le public, de lui laisser une impression durable qui est susceptible de modifier sa sensibilité ou son rapport au monde, comment pourrait-on dire que le personnage “n’existe pas” ?

C’est un peu sur cette dernière interrogation que démarre le spectacle, qui n’utilise le théâtre – et les effets de magie, tout de même – que pour inciter plus activement, par la démonstration concrète, le public à remettre en cause ses certitudes. Dommage que Personne ne soit pas au programme du bac philo : sous un ton parfois badin, parfois burlesque, jamais complètement sérieux, et sur un rythme enlevé, Yann Frisch mine méthodiquement les certitudes et les idées reçues. Rarement le doute cartésien, qui part lui aussi d’une remise en cause de l’évidence de la vérité de ce que nous rapportent nos sens, n’aura été si clairement touché du doigt… Mais Yann Frisch n’assène jamais de références, sinon à des artistes comme Borgès ou Shakespeare, et laisse chacun·e creuser la réflexion librement, à la mesure de son envie.

C’est peut dire que le spectacle n’est ni didactique ni pédant, et certainement pas rasoir non plus : en permanence, l’artiste fait des va-et-vient entre humour – tantôt un peu potache, tantôt très pince-sans-rire – et une galerie de personnages qu’il rend immédiatement identifiable à l’aide de masques… jusqu’à ce qu’on n’arrive plus à distinguer le masque de l’acteur, moment auquel le doute s’installe totalement. Pour préparer le public à faire le grand saut dans l’inconnu, il mine graduellement, imperceptiblement, tous les points de repère en utilisant des manipulations qui relèvent du mentalisme ou des escamotages qui relèvent de la magie, qui parsèment le spectacle sans pour autant prendre le pas sur l’incarnation des personnages, qui est son enjeu central.

On pourra trouver, parfois, que les traits d’humour sont un tout petit peu faciles, et ne sont pas vraiment rachetés par le second degré qui arrive sous la forme de commentaires où l’artiste se dispute lui-même – ou dispute ses personnages – de leur manque d’originalité ou de pertinence dans les ressorts comiques utilisés. Mais, pour le reste, on doit s’avouer impressionné. Les quelques tours de magie sont, comme toujours chez Yann Frisch, impeccables, et le final a de quoi laisser le public sur le flanc. L’incarnation des personnages, souvent très clownesques, se fait avec une énergie, une efficacité, une précision imparables. Les capacités d’improvisation de cet habile comédien ne sont jamais prises en défaut. Et, si on ne l’a jamais vu, le camion-théâtre, à lui seul, vaut le coup, surtout ici avec un décor qui monte jusqu’au grill, et dont on se demande vraiment comment il fait pour tenir dans cet espace réduit.

C’est à la fois décoiffant, un peu dingue, tout à fait brillant, absolument malin. En bref, c’est Yann Frisch, qui réussit à se renouveler en mettant un peu la magie en retrait, à une place plus discrète qui la rend peut-être de ce fait encore plus percutante. Un sacré spectacle, une sacrée expérience, qu’il faut vivre pour la croire… puisque tout est question de croyances ?

Une belle proposition du Monfort, en partenariat avec le Théâtre de la Ville, accueillie sur le parvis de La Villette durant deux semaines en mai.

GENERIQUE

un spectacle de et avec Yann Frisch
direction de création et production Sidonie Pigeon
direction technique Fabrice Gervaise
plateau Zoé Bouchicot, Romain Gandon
création lumière Laurent Beucher
création sonore Vassili Bertrand
scénographie Benjamin Gabrié
masques Carole Allemand et Laurent Huet assistés de Kazuhito Kimura
costumes Monika Schwarzl
construction décor Matthieu Bony, Zoé Bouchicot, Yohan chemmoul, Benjamin Gabrié, Romain Gandon, Maxime Mavilla, Michael Pearson, Alain Verdier
production, communication Céline Bary
merci aux regards de Louis Arene, Shaghayegh Beheshti, Etienne Charles, Chloé Derrouaz, Servane Deschamps, Géraldine Mercier, Raphaël Navarro, Alexandre Pavlata, Père Alex, Étienne Saglio

Photo

Eric Legnini et Sylvain Romano en duo, au cœur de la Cité de l’architecture et du patrimoine
La playlist made in Jean-Louis Murat
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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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