Théâtre
“J’aurais mieux fait d’utiliser une hache” : rire du gore pour mieux l’explorer

“J’aurais mieux fait d’utiliser une hache” : rire du gore pour mieux l’explorer

31 March 2023 | PAR Mathieu Dochtermann

Du 7 au 18 mars 2023 le Monfort théâtre accueillait le spectacle J’aurais mieux fait d’utiliser une hache du collectif Mind the gap. Une pièce de théâtre à forte dimension expérimentale, qui interroge et détricote dans un même geste la fascination pour les récits d’horreur et la façon dont on les fabrique. Très drôle en plus d’être intelligemment écrit, c’est un spectacle qui amuse et horrifie tour à tour, et qui atteint sans doute en bonne partie son objectif : susciter une prise de distance qui permet la réflexion.


Le théâtre comme révélateur et comme lieu de production d’intelligence, mais aussi le théâtre comme lieu du jeu, au sens de l’amusement, et de l’expérimentation ludique. Ce sont les deux conceptions qui s’affrontent et se marient dans J’aurais mieux fait d’utiliser une hache : il s’agit bien de travailler sur l’horreur, le gore, le genre cinématographique du slasher movie, d’en questionner les mécanismes, de décortiquer la fascination qu’ils induisent, en même temps qu’il s’agit de détourner les codes de ces mêmes genres, de se les approprier pour mieux les exploser.

La structure même de la pièce révèle une grande liberté formelle, qui ne renonce pas à la narration – il y a bel et bien plusieurs récits enchâssés – mais qui la met en perspective, la triture, et la met finalement à distance. Première séquence : à la façon d’une pièce radiophonique bruitée en direct – avec quelques sacrées bonnes trouvailles, et une assez jolie maîtrise – les cinq interprètes racontent l’histoire d’un groupe de scouts partis camper en pleine forêt. Ils jouent à se faire peur, jusqu’à ce que l’horreur ne relève plus du jeu mais deviennent, pour eux, réalité. Deuxième séquence : une femme dans sa cuisine reçoit plusieurs appels mystérieux d’un homme qui la menace, puis s’introduit chez elle et l’assassine à l’arme blanche. Citation de la scène d’exposition de Scream, un film qui a marqué les années 90 et le genre des slashers movies, elle se retrouve répétée une dizaine de fois avec de subtiles variations qui finissent par en changer totalement le dénouement.

Une émission radio fictive, à la manière de France Culture, viendra parachever cette intrication des récits et des dispositifs, pour mieux encore les mettre à distance, en jouant sur les codes d’un genre supplémentaire, et en mélangeant le pur pastiche avec quelques pistes vers une réflexion sérieuse. C’est la marque de fabrique de cette pièce : d’un côté, distanciation brechtienne et réflexion sociologique sur fond de manipulation des codes de la pop culture, de l’autre utilisation ludique, jusqu’aux excès les plus jouissifs, de l’espace du récit pour mettre en scène des scènes de gore bouffonnes, où le rire le dispute au choc devant la violence de ces faux meurtres particulièrement sanglants.

Au premier degré, donc, on peut goûter les deux histoires proposées, qui, même si elles n’ont rien de surprenant par elles-mêmes puisqu’écrites pour coller aux tropes des genres explorés, bénéficient d’une belle maîtrise dans leur exécution. L’interprétation vocale est juste, jusqu’au léger surjeu de la scène de meurtre qui fait partie intégrante des codes du slasher movie, le bruitage est créatif, et chacun.e sur scène réussit à éviter les faux-pas au milieu d’un fatras d’objets et de micros qui encombrent le plateau. Car la mise en scène est très réussie, particulièrement la scénographie des deux espaces – un pour la cuisine dans laquelle se déversent des litres d’hémoglobine, un pour la partie sonore, bruitage, fausse émission de radio… – saturés d’objets divers, quelques-uns disposés là juste pour l’ambiance, telle cette tronçonneuse dont on craint qu’elle ne finisse par servir, mais la plupart appelés à jouer un rôle dans le bruitage ou dans l’une des multiples versions de la scène de meurtre.

Il y a donc beaucoup de second degré et d’humour noir, des effets gore à grand renfort de litres et de litres de faux sang, des hurlements et un suspense très relatif, des assassins masqués et de la violence – qui n’est supportable à ce degré de déchaînement que parce qu’on sait qu’elle est fausse. On peut se contenter de ces bouts de pastiches qui se dérèglent à mesure que l’on navigue de l’un à l’autre, s’amuser de voir comment les coulisses du “tournage” s’ouvrent graduellement à la vue en même temps que les protagonistes commettent de petites erreurs qui détraquent graduellement la machine.

Cependant, à rester au niveau de ce premier degré, il est difficile d’être pleinement satisfait du spectacle… sans doute parce que le spectacle est justement écrit pour casser la dynamique du rire et de la fascination, dans une mise en scène de l’horreur qui est délibérément faite pour frustrer les regardeurs du plaisir qu’ils pourraient en tirer. D’où les scènes abruptement interrompues, d’où la révélation des coulisses qui décentre le regard et l’attention du micro-événement qu’est chaque meurtre, d’où la répétition de ces derniers ad nauseam jusqu’à ce que la répétition en épuise tous les effets. L’artificialité du jeu, la mise en abîme, sont aussi des ressorts qui permettent de court-circuiter le frisson qu’un amateur pourrait avoir devant son slasher movie favori.

C’est là qu’est la réussite de J’aurais mieux fait d’utiliser une hache et du collectif Mind the gap, mais c’est là aussi que le projet achoppe un peu. Ayant composé un premier degré outré et un second degré drôle et décalé, les artistes sabordent la dramaturgie pour nous permettre de nous questionner sur ce qui nous a fait rire, sur ce qui nous a attiré.es dans cette débauche de violence – et la pièce nous glisse d’ailleurs quelques indices de ce le slasher movie peut avoir de sexuel, à un niveau symbolique. Mais cet espace de réflexion est rapidement refermé par le fait que la machine se relance, et, au final, la pièce en elle-même ne nous apporte guère la matière pour guider notre cheminement critique. En quelque sorte, la pièce nous tire jusqu’à la sortie de la caverne, mais nous y laisse ensuite sans mode d’emploi, en nous abandonnant à nos propres moyens. C’est le signe d’une grande confiance envers les spectateur.rices, mais c’est peut-être dommage de ne pas avoir esquissé quelques pistes sur lesquelles partir.

Au final, J’aurais mieux fait d’utiliser une hache nous invite sans doute à être telle la protagoniste de la scène de meurtre : sortir de l’histoire, réaliser ce qui a été écrit pour nous et ce à quoi on nous a destiné.es, faire un pas de côté pour finalement reprendre le pouvoir… sans pour autant tomber dans l’excès qui consisterait à nous servir à notre tour de la violence !

 

GENERIQUE

mise en scène et interprétation Thomas Cabel, Julia de Reyke, Solenn Louër, Anthony Lozano et Coline Pilet
dramaturgie Léa Tarral
création sonore et régie son Estelle Lembert
création lumière Quentin Maudet
régie lumière Théo Tisseuil
scénographie / costumes Clémence Delille
administration / production Margot Guillerm

Crédit photo : © Marie Charbonnier

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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