Marionnette

La (nouvelle) (et lumineuse) carte du tendre

18 January 2023 | PAR Mathieu Dochtermann

Créé en octobre 2022 au Théâtre de la Croix-Rousse, programmé cette semaine au Théâtre de la Ville, la (nouvelle) ronde de Johanny Bert – cie théâtre de romette s’offre comme un prolongement du cycle entamé avec le très remarqué HEN. Sur un texte de commande signé du talentueux Yann Verburgh, il s’agit d’une nouvelle bombe à fragmenter les interdits, sous forme d’une ode joyeuse aux identités multiples et aux amours décomplexées, servie par une scénographie somptueuse et des marionnettes inventives (ou l’inverse). Aussi jouissif que politique – même si l’exercice se révèle périlleux.

Dis moi qui tu aimes, et tu choisiras qui tu es

A l’origine de cette (nouvelle) ronde, le croisement de l’envie de prolonger la réflexion autour des corps politiques saisis au travers de la marionnette et d’une inspiration venue d’une pièce plus que centenaire, La Ronde de l’auteur Arthur Schnitzler. A sa devancière, la (nouvelle) ronde emprunte son dispositif ingénieux, qui est de faire se succéder les rencontres amoureuses et sexuelles de différents protagonistes en conservant, d’une scène à l’autre, un·e personnage qui se retrouve confronté·e à un·e nouveau·elle venu·e. De cette filiation, la pièce de Johanny Bert et Yann Verburgh hérite aussi l’insolence, et la volonté de montrer sans fausse pudeur la réalité des pratiques contemporaines, y compris à rebours de la bienséance.

Mais là où l’ancienne Ronde et la nouvelle diffèrent dans cette entreprise, c’est que leur contexte d’écriture a changé en même temps que leur époque : les sexualités se sont libérées, la diversité s’est installée, et là où Schnitzler brusquait les tabous bourgeois en restant prisonnier d’un paradigme hétérocentré et finalement plutôt patriarcal, la (nouvelle) ronde entend ouvrir en grand le spectre des possibles. Autres temps, autres mœurs : les territoires à conquérir sont devenus ceux de l’acceptation de la diversité infinie des pratiques et de la fluidité des identités – et peut-être, aussi, en filigrane, le spectacle invite-t-il à réinventer l’amour comme sentiment ou comme élan de vie, pour en faire une chose joyeuse, légère, libérée.

Sans prétendre à l’exhaustivité, ce qui serait une entreprise vaine, Yann Verburgh – à qui on doit notamment le fantastique texte des Possédés d’Illfurth – met un malin plaisir à chercher la variété : personnes cis, trans ou non binaires, pratiques en solo, duo ou plus si affinités, relations sexuelles ou sentimentales entre tous les genres, c’est un festival où le sexe et les affects se croisent, se mêlent, se font et se défont, se cherchent longtemps mais se trouvent finalement. La fluidité est de mise, mais aussi et surtout la joie, la tendresse, le respect… l’amour finalement ? Le tout bénéficie d’un traitement dont la douceur traduit une sincère affection pour les personnages et pour leurs trajectoires.

Le sexe des anges (en mousse)

Pour porter cette valse de (re)combinaisons où l’amour physique est une fête et le sentiment une aventure pleine de délicatesse, Johanny Bert se sert encore une fois de la marionnette, comme il l’avait fait dans HEN. Le secret n’en est pas un chez les amateur·rices de cet art : utiliser un pantin anthropomorphique pour le faire parler de sexe – et le mettre en situation – offre des possibilités dramaturgiques qui sont impossibles avec des comédien·nes de chair.

La marionnette produit un effet de poétisation et de déréalisation qui convient particulièrement à aborder ces thèmes. Les quelques rapports sexuels mis en scène échappent alors au voyeurisme ou à la gaudriole érotico-pornographique, pour accéder à une dimension poétique. A la douceur des textures utilisées pour construire les marionnettes répond une douceur des rapports, qui, abrités par la distance instaurée par le média de l’objet, deviennent observables pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils disent, au lieu d’être cantonnés à servir de lieu de projection de la libido du regardant. Le trouble, sans être aboli, est tenu bien à distance, par l’objet marionnettique et par le rire. La douceur se prolonge d’ailleurs dans des accessoires et une scénographie qui prennent souvent la forme d’éléments à la texture duveteuse : c’est le règne du boa en plumes et du clitoris en peluche !

La dimension onirique du spectacle, grâce à la marionnette, se trouve renforcée par la mise en jeu de corps qui échappent aux lois du réel, dans un continuum narratif et esthétique qui estompe les frontières entre les espaces du récit. Les corps marionnettiques peuvent s’envoyer en l’air à tous les sens, propre comme figuré. Ils peuvent éclater, se décomposer, se recomposer, ce qui n’est jamais que la métaphore de la déconstruction et de la reconstruction des identités des personnes qui questionnent leur genre ou leur sexualité. Ils peuvent même ouvrir une dimension fantastique, quand une maîtresse SM se retrouve soudain avec un corps de centaure, indication métaphorique de sa puissance, et échappatoire idéale pour bien signifier que le spectacle, informé par le réel, n’entend pas pour autant se situer sur le plan du théâtre documentaire.

Intelligence fine et humour ravageur

L’immense mérite de ce spectacle, là où il réussit vraiment totalement son projet, est justement de traiter un sujet à charge hautement politique en restant à mi-chemin entre le sérieux – son caractère très informé sinon documentaire, sa volonté de montrer les choses dans leur réalité crue mais sans vulgarité, la conscience du caractère provocateur de la représentation d’un tel degré de liberté décomplexée – et le jeu – la fictionnalisation, l’humour, le détour par la métaphore et les symboles -.

Il ne faut pas prendre la (nouvelle) ronde comme un tableau à visée réaliste : ce qu’il peint est une utopie qui pourrait se réaliser, celle d’un monde où chacun·e est libre de choisir de vivre ses désirs et ses affects librement, sans jugement, sans l’hostilité dont se charge parfois le regard des autres. Une utopie rendue désirable par la galerie d’êtres fragiles et faillibles qui s’accompagnent et s’accueillent mutuellement avec respect et attention, la possibilité d’une tendresse lumineuse, d’une sexualité libérée et joyeuse à laquelle chacun·e participe selon ses inclinations profondes, d’une vie réellement vécue en fait, de la réalisation d’un bonheur qui passe par le corps au moins autant qu’il passe par le coeur, enfin. Le spectacle ne fait pas l’économie de la complexité de son sujet, ni des difficultés qui jalonnent le parcours – il y a des blessures, de la jalousie, l’angoisse de ne pas se trouver – mais ces obstacles ne sont jamais dépeints comme infranchissables, et le récit montre la possibilité de traverser ces questionnements sans drame.

C’est une partition joyeuse mais également pleine d’humour qui est composée par l’équipe de la (nouvelle) ronde. Comme il l’avait fait dans HEN, Johanny Bert privilégie le rire, avec une belle dose de saine autodérision, comme enrobage permettant de faire glisser quelques pilules pourtant bien amères (« Regarde le monde autour de toi, son seul mérite est d’enrichir les psys et les profs de yoga ! », lance l’une des personnages). Tout y passe : comique de langage (« La beauté, c’est réac ! »), comique visuel (fantasme du pénis immense qui se transforme en lasso impossiblement long), comique de situation (« C’est fou comme c’est ressemblant… », prononce un personnage-marionnette à propos d’un robot sexuel… incarné par un comédien !), ça fuse avec des répliques bien senties, qui jouent parfois sur la connivence du public en présupposant son positionnement politique (« Tu mériterais d’être de droite, tu es une putain de grosse privilégiée ! », dit une domina à sa soumise, femme politique de gauche).

Un régal visuel, marionnettique et scénographique

Cette proposition alléchante est servie par un écrin formellement maîtrisé, truffé de belles idées, peut-être pas toutes originales mais utilisées à très bon escient et avec beaucoup de savoir-faire. Les marionnettes sont évidemment au cœur de l’attention. Elles sont d’une facture exquise : hautes d’une soixantaine de centimètres, juste assez grandes pour être visibles dans une grande salle sans pour autant être encombrantes au point d’en interdire le maniement solo ou à deux, elles sont dotées de visages extraordinairement expressifs. Du point de vue plastique, une réussite totale, et la fluidité de leur manipulation traduit aussi une belle maîtrise dans leur construction en tant qu’instruments de jeu.

La scénographie, signée d’Amandine Livet et d’Aurélie Thomas, est également une réussite. Les décors sont montés sur une sorte de tapis roulant, qui se trouve à hauteur de la taille des marionnettistes. Ce castelet roulant réinventé permet de proposer le spectacle comme un long traveling, assurant la fluidité des changements de décor autant qu’une continuité visuelle qui souligne le fait que cette ronde est aussi un voyage linéaire – le temps passe, les personnages évoluent et changent, le retour en arrière n’est pas concevable. Les décors, dont l’échelle est en rapport avec celle des marionnettes, sont très bien exécutés, voire franchement beaux, surtout qu’ils sont joliment mis en valeur par le travail sur la lumière : il suffit de considérer la scène dans les toilettes d’une boîte de nuit pour en prendre la mesure.

La (nouvelle) ronde s’appuie sur la technique du théâtre noir pour mieux placer le regard sur les marionnettes, et préserver la possibilité de quelques effets « magiques » qui participent à la déréalisation de la pièce. Les personnes qui manipulent sont pleinement cachées par leur tenue noire intégrale, et ne révèlent leurs visages qu’à la toute fin du spectacle, comme une façon de se rendre solidaires du propos, en affirmant pleinement leur présence dans le champ visuel. En outre, l’utilisation de la lumière, d’une importance centrale dans ce genre de dispositifs, est très bien gérée dans le spectacle. La musique jouée en partie en direct par la musicienne accompagne bien, par ses riffs de guitare tantôt sensuels et tantôt rageurs, l’ensemble de la proposition.

La quadrature du spectacle politique, l’impossibilité du consensus

La (nouvelle) ronde est un spectacle vraiment intelligent – il arrive même à intégrer à son propos le thème de l’euthanasie, en montrant avec sensibilité comment l’acte de donner la mort avec tendresse et considération peut être un acte d’amour. La revendication du corps et de l’intimité comme des espaces politiques soumis à des contraintes, et donc objets de libertés à conquérir et à protéger, est subtilement développée tout au long de la pièce. On trouve même dans la pièce l’affirmation de la possibilité d’une masculinité qui ne soit pas viriliste, qui puisse se trouver et s’épanouir hors des codes de la domination, ce qui reste assez rare. La volonté de brasser explicitement tous ces thèmes induit un texte parfois très dense, pour une pièce qui, globalement, a des personnages très loquaces. Il faut d’ailleurs saluer à cet endroit la qualité d’interprétation des comédien·nes, dont la vocalisation des répliques frise la perfection.

Reste que, si on s’y penche, le propos politique du spectacle n’est pas à l’épreuve des critiques – qu’on se permettra d’esquisser, puisque, justement, la (nouvelle) ronde entend jouer sur ce terrain. On ne rentrera pas dans le débat de la légitimité, pour deux hommes blancs et cis, de mettre en scène des femmes, des trans, des personnes racisées : on sait suffisamment quels en sont les termes, et on sait qu’on ne le résoudra pas en quelques lignes. Consciente du problème, l’équipe de création a écrit collectivement une scène, sur le mode du second degré, pour essayer de prendre les devants. Sa pertinence dramaturgique est artificielle, et sa facture n’est pas complètement convaincante (« Ça fait le mec qui essaie de se dédouaner de son sujet », comme le fait remarquer un personnage), mais cela a le mérite de n’être ni un impensé, ni un non-dit.

En revanche, il y a d’autres points qui amènent au moins à s’interroger, notamment quant à la représentation des personnes LGBTQIA+, ou de certaines pratiques. Il est certain qu’on ne pouvait pas représenter tout le spectre LGBTQIA+, en même temps qu’un spectacle informé et militant aurait pu prendre le parti de privilégier les identités minoritaires les plus invisibilisées. Aussi pourrait-on se réjouir de voir un asexuel représenté – mais il s’agit d’une représentation dans laquelle on peut parier que les intéressé·es ne se reconnaîtront sans doute pas toustes. Mais, en même temps, on peut saluer l’audace – mais cela devrait-il encore être considéré comme tel ? – de mettre en scène un homme enceint. Ou encore, on pourrait regretter que l’effort de présenter des corps non normés n’aille pas plus loin : un corps vieillissant est représenté, mais pour le reste les corps restent sagement dans la norme. Et le mélange de beaucoup de thèmes différents dans une même scène peut générer une confusion entre libertinage, pratiques BDSM et chemsex.

De même, on a du mal à ne pas trouver à redire au traitement de la question sociale dans le spectacle – c’est une réalité que les pratiques effectives comme la probabilité qu’une personne ait l’opportunité d’entreprendre un travail de déconstruction sont corrélés à son milieu d’origine et à sa classe sociale. Le sujet est effleuré, mais on a l’impression que la question n’est pas traitée, voire même que des signaux sont donnés en sens contraire – postulant une égalité d’accès aux espaces de libertés permis par l’érosion de la puissance du patriarcat – ce qui gommerait un endroit de critique politique pourtant pertinente, fondée sur les déterminations socio-économiques. Mais c’est certainement trop exiger d’un spectacle qui manifeste déjà d’autant d’efforts pour être informé, respectueux et inclusif, qu’il soit absolument parfait. Au moins provoque-t-il potentiellement le débat, et c’est là une grande vertu.

Frapper doux, mais frapper juste

Pour conclure, la (nouvelle) ronde est un spectacle extrêmement malin, fort bien écrit, et porté par une distribution de jeunes comédien·nes de talent. On relèvera d’ailleurs que ce dernier choix participe de l’intelligence du spectacle : le faire porter par la génération de celles et ceux qui vivent concrètement cette atomisation du cadre patriarcal, c’est la mettre aux commandes – un peu – tout en la mettant à l’honneur.

Il s’agit d’un spectacle qui n’est pas nécessairement émouvant – parce que les personnages ont une présence éphémère, parce que la saturation de signes et de sens maintient dans une certaine cérébralité – mais il est extrêmement stimulant, et franchement drôle et joyeux. Une charge politique qui n’est pas sous la forme d’une revendication, ou d’une dénonciation, mais sous la forme d’une proposition désirable, dans une grande bouffée de confiance en la possibilité d’un avenir de bonheur et d’épanouissement, pour toustes. C’est une manifestation d’optimisme qui est un baume pour le moral.

Certes, la (nouvelle) ronde traite beaucoup des identités et des pratiques sexuelles, mais elle le fait en ne perdant jamais de vue que ces questions ne peuvent pas recevoir de réponses monolithiques et dogmatiques, mais se résolvent par des cheminements individuels, intimes et fragiles. Elle a le mérite de toujours rappeler l’impératif de tolérance et d’attention à l’autre qui devrait toujours prévaloir, particulièrement dans ces domaines qui sont parfois source de fragilité sinon de douleur. En filigrane, toujours, le spectacle revient à affirmer la puissance de l’amour, protéiforme, toujours renégocié, comme source lumineuse d’un possible épanouissement individuel et collectif.

Un spectacle utopique, dont le mot d’ordre pourrait être : « C’est en ayant le courage d’être soi qu’on change le monde. » Un bel aphorisme pour une œuvre qui appelle à accepter que l’amour se réinvente.

Les prochaines représentations du spectacle auront lieu du 20 au 28 janvier 2023 au Théâtre de la Ville (Les Abbesses) Paris. On pourra ensuite le découvrir les 2 et 3 février 2023 au Bateau Feu à Dunkerque, les 10 et 11 mars 2023 au Moulin du Roc à Niort, du 21 au 24 mars 2023 au CDN Théâtre la Cité à Toulouse, et du 15 au 17 mars 2023 au Festival MARTO / Scène nationale de Malakoff.

GENERIQUE

Conception et mise en scène: Johanny Bert

Ecriture : Commande de texte à Yann Verburgh

A l’exception de la scène 6 : Les Interviews écrite par l’équipe du spectacle

Dramaturgie : Olivia Burton

Collaboration à la mise en scène : Philippe Rodriguez Jorda

Acteurs marionnettistes : Yasmine Berthouin, Yohann-Hicham Boutahar*, Rose Chaussavoine, Elise Martin*, George Cizeron*, Enzo Dorr

Création musicale et interprétation en scène : Fanny Lasfargues

?Scénographie : Amandine Livet – Aurélie Thomas

Création costumes : Pétronille Salomé assistée de Manon Gesbert, Adèle Giard . Stagiaires : Manon Damez, Pauline Fleuret, Alice Louveau

Equipe de construction des marionnettes sous la direction de Laurent Huet assistés de Camille d’Alençon, Romain Duverne, Judith Dubois, Pierre Paul Jayne, Alexandra Leseur, Ivan Terpigorev, Benedicte Fey, Doriane Ayxandri, Franck Rarog.

Création lumières : Gilles Richard

Régie générale et plateau : Camille Davy.

Création et Régie son : Tom Beauseigneur

Photos : © Christophe Raynaud de Lage

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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