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Reines pour Reines dans le bel canto à Monaco

Reines pour Reines dans le bel canto à Monaco

09 February 2021 | PAR Paul Fourier

À l’Auditorium Rainier III de Monte-Carlo, Marina Rebeka et Karine Deshayes se sont brillamment promenées dans le royaume des héroïnes de Bellini et Donizetti. Un magnifique moment et deux grands talents pour notre plus grand plaisir !

Le répertoire belcantiste est rarement à la fête en France. Alors que les Traviata et Bohème sont légion, la « trilogie des Reines » de Donizetti est bien souvent ignorée. Et, il n’est même pas aisé d’entendre une Norma (heureusement donnée à Toulouse en 2019) ou une Semiramide, chefs-d’œuvre respectifs de Bellini et de Rossini.
Quelques maisons, comme Marseille, Toulouse, le Théâtre des Champs-Élysées ou Bordeaux, mettent régulièrement ces œuvres à leur affiche mais l’Opéra de Paris continue superbement de mépriser le genre.

On le sait, l’Opéra de Monte-Carlo aime à choyer, à longueur de saisons, le répertoire italien du 19e siècle. Il présente çà et là, des Verdi rares comme, cette saison, les stupéfiants I due Foscari (en décembre dernier avec Placido Domingo, Anna Pirozzi et Francesco Meli) ou bientôt I Lombardi, un Verdi de jeunesse, composé la même année que le Don Pasquale de Donizetti.
Ainsi, lorsqu’un récital de bel canto y est annoncé, il est naturellement fait appel à deux des plus belles spécialistes actuelles du genre, Marina Rebeka et Karine Deshayes, les grandes interprètes de la récente Norma Toulousaine et un chef, Riccardo Frizza, dont ce genre musical semble être l’ADN.
La soprano lettone, présente à Monte-Carlo pour Thaïs, malheureusement libérée du Trouvère annulé à l’Opéra de Paris, a ainsi pu remplacer Olga Peretyatko et Joyce El-Khoury qui étaient successivement prévues.

En ce dimanche après-midi, le chef italien peut s’appuyer sur l’excellence de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo pour sublimer et exalter l’ampleur orchestrale de ce répertoire dans lequel il est, aujourd’hui, virtuose.
L’ouverture de Semiramide – opéra qu’il dirigea notamment à Venise en 2018 avec une distribution électrisante – peut être parfois rabâchée en pièce de concert. Elle représente, cet après-midi, une entrée en matière éblouissante de l’univers où Rossini régna en Grand Maître.
En format large, Frizza célèbre le génie rossinien avec un entrain proche de la gourmandise jouissive. Le travail des cordes est virtuose, les instruments à vent se passent le relais avec finesse, les percussions scandent aussi bruyamment qu’intelligemment la grande musique cadencée du maître de Pesaro.
Les deux ouvertures de Donizetti (Anna Bolena et Roberto Devereux) n’ont peut-être pas la même géniale finesse, mais elles sont le prologue de l’histoire qui va nous être contée et leur progression dramatique est parfaitement mise en scène par le Chef et sa dynamique.
Dans les parties vocales, Riccardo Frizza trouve le savant équilibre entre respect des voix et rythme soutenu qui galvanise les deux chanteuses, pleinement à l’aise dans ces morceaux pourtant difficiles.
Dans le détail, l’on sera juste un peu critique sur le choix des équilibres des airs. La totalité du duo entre Anna et Giovanna ne semblait pas s’imposer dans un tel programme et l’on peut regretter, par ailleurs, que la cabalette d’Anna arrive de manière abrupte, dans la scène finale, là où l’orchestre aurait pu jouer la séquence normalement dédiée au chœur.

Si le programme célèbre quatre reines et une grande prêtresse, ce sont deux autres souveraines qui portent leurs aventures (toujours funestes) au firmament

Donizetti fut l’un des compositeurs les plus passionnés de l’Histoire d’Angleterre et probablement celui qui envoya le plus de têtes couronnées rouler  dans le panier. La liste va de Maria Stuarda à Anna Bolena, mère d’Elizabeth et victime de la libido d’Henri VIII, qui a inspiré au compositeur une scène finale fabuleuse dans l’un de ses plus beaux opéras.
Dans le programme choisi, la Grande Elizabeth d’Angleterre, fille d’Anna, est également incarnée, en miroir, par les deux interprètes, à deux moments clés de son histoire : l’un où, bourreau, elle s’apprête à expédier sa cousine de Reine écossaise dans un monde où elle ne lui fera plus d’ombres ; l’autre, où victime, elle pleure son favori, comploteur promis au billot.
Chez Rossini, dans son « bel raggio lusinghier », la Reine de Babylone peut encore rêver à Arsace, sans se douter de sa fin prochaine.
Enfin, pour ce concert, impériale et lunaire, la sublime Norma de Bellini ferme le ban… magistralement.
Autre ironie du programme, une grande partie des airs met en scène des empoignades féminines exacerbées dans lesquelles les hommes ne sont que faire-valoir. Ce ne sont que rivalités amoureuses (Bolena et Seymour, Norma et Adalgisa, Elizabetta et Sara) ou politiques (Elisabetta et Marie Stuart).
Le bel canto est aussi glorification de femmes de caractère, que Marina Rebeka avait déjà célébrés dans son magnifique album Spirito. Les airs présentés en donnent la meilleure démonstration.
Enfin, ces récits qui mêlent affirmations de puissance, infidélités, rivalités et affrontements entraînent, chez les héroïnes, un état souvent proche de la folie, état traduit en autant de pages musicales et vocales délirantes passionnées qui sont susceptibles d’ouvrir une dimension quasi-érotique, au spectateur captivé par le drame d’Éros et Thanatos qui se noue devant lui.

Pour interpréter ces femmes d’exceptions, il ne faut pas être petite pointure. Cet après-midi, les deux artistes trônaient avec les souveraines

Karine Deshayes qui élargit de plus en plus son répertoire et se prépare à incarner Élisabeth (toujours elle !), l’été prochain, cette fois chez Rossini, en son domaine de Pesaro, débute le front ceint de la couronne de Semiramide. Rien ne manque, ni l’autorité, ni la technique ébouriffante et les vocalises exécutées à la perfection dans le « bel raggio lusinghier ».
L’artiste, qui possède de beaux aigus, se situe, désormais, dans une zone où les appellations de soprano et de mezzo se confondent ; elle s’ouvre ainsi, progressivement, la porte d’héroïnes flamboyantes.
En revanche, si cela convient à Giovanna et à Adalgisa, elle devrait arriver à fendre un peu plus sa cuirasse et à se départir d’une modestie corporelle qui sied moins à Elisabetta et à Semiramide, ces conquérantes sans scrupules.
Il n’empêche ! Dans l’air de Maria Stuarda dans laquelle Elisabetta hésite entre pitié et vengeance, Karine Deshayes déploie un éventail de nuances et incarne ainsi, magistralement, les doutes percutés par la véhémence de sa volonté.

Seule en scène, elle en impose ; accompagnée de sa puissante collègue, elle s’adapte et joue de ses atouts de dauphine.
Ainsi, dans les duos de Bolena et Norma, c’est du grand art, car les deux femmes traduisent, à la fois, le rapport de force entre la tenante du titre et celle qui s’apprête à lui succéder, mais également la fragilité de la Reine ou de la Prêtresse en passe d’être évincée.
C’est du côté de l’incarnation plus que de la tessiture que nous trouvons la belle complémentarité, l’alchimie qui réunit les deux artistes. Les concepts de sopranos et mezzos deviennent là discutables, et il est plus aisé d’établir une hiérarchie dramatique entre la femme implacable jusqu’à la mort et celle qui doit composer, dans l’attente et la soumission, face à son – encore- puissante rivale. Dans ce registre, les deux voix se révèlent absolument complémentaires.

Dans l’art de transcender les frontières, Marina Rebeka trace, en ce moment, un sillon unique.
Dans l’histoire du chant, on connut des sopranos qui, dans le bel canto, apportaient la douceur de piani éthérés.
Jouant de ses propres et incomparables forces, lorsque Rebeka se saisit de Bolena, d’Elisabetta et de Norma, la féminité qui émerge est celle des guerrières, telle une sorte d’Athéna du bel canto, ou, si les personnages malmenaient moins la chasteté, l’on serait presque tenté de dire de walkyries italiennes.

Si cet après-midi, sa scène finale de Anna Bolena est superlative, c’est, toutefois, dans l’incarnation d’Elizabeth qu’elle est la plus stupéfiante. Sa cavatine de Roberto Devereux est tout simplement anthologique. On se languit de la voir vite se saisir de ce rôle « Everest », qu’elle a le pouvoir de sublimer, à coup sûr, à sa façon.
Lorsque vient le « Casta Diva », l’on retrouve une pythie de granit au chant à la fois, ensorcelant et impressionnant de puissance.
Le registre grave est aussi riche que les aigus sont percutants et les deux « montées » centrales vers le la aigu et le si bémol sont fabuleuses. Dans cet air mythique, si difficile, elle fait preuve d’une maîtrise du souffle unique et la note finale, si contrôlée, fait la transition entre la prêtresse implacable et la femme plus complexe qui aime Pollione.
Après un tel sommet, l’on retrouve Karine Deshayes et Marina Rebeka dans le duo « Mira, o Norma » encore plus ébouriffant dans sa reprise en bis, que lors de la première exécution. Deshayes est alors complètement libérée de la tension-concentration qui semblait l’habiter et les deux artistes, épanouies et souriantes, peuvent savourer les ovations du public.

Devant de si belles souveraines, le peuple, pourtant si souvent révolutionnaire, est à genoux.
Ainsi, En perdant la tête, elles nous firent tourner la nôtre. Hommage !

© 2021 – Alain Hanel – OMC © Paul Fourier

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