Un Trouvère d’exception nommé Grigolo
À Barcelone, les représentations de l’opéra de Verdi, malheureusement données dans la mise en scène grise d’Àlex Ollé, valent surtout pour la fantastique prise de rôle du ténor italien, la direction de Riccardo Frizza et l’Azucena de Ksenia Dudnikova.
On doit le reconnaître d’emblée, Il Trovatore (composé en 1857 entre Les vêpres siciliennes et Simon Boccanegra) est une œuvre musicalement magistrale, affublée d’un livret indigent à bien des égards.
Tiré d’une pièce à succès espagnole d’Antonio Garcia Gutiérrez, mais ayant probablement souffert de la mort de Cammarano qui était alors le librettiste de Verdi, le livret accumule récits pesants et absurdités et renvoie la plupart des épisodes capitaux hors champs.
Si les Marx Brothers choisirent Le Trouvère pour figurer dans leur film « Une Nuit à l’opéra », ce n’est sûrement pas un hasard.
Mais l’on s’accommode, malgré tout, de ces défauts, car la musique de cet opéra est l’une des plus belles composées par Verdi. Revers de la médaille, elle requiert, selon Caruso et à juste titre, pas moins que les quatre meilleurs chanteurs du monde. En effet, si les principaux protagonistes sont remarquablement servis en airs somptueux, duos et autres quatuors, ils doivent déployer de grands talents pour les porter dignement.
Probablement peu inspiré par les faits et gestes décrits dans cette histoire, en 2016 lors de la création pour l’Opéra de Paris, Alex Ollé avait livré une mise en scène principalement centrée sur le fait militaire, avec des blocs qui ne cessent de monter, descendre et s’emboîter dans des fosses qui servent, par ailleurs, de tranchées pour les soldats. Dans ce monde, il est vrai essentiellement masculin, dominé par deux « armées » qui se font face, les femmes ne sont pas à la fête, ce qui reste effectivement fidèle au livret mais ne suffit pas, vraiment, à nous tenir en haleine. Il ressort du dispositif une uniformité finalement assez sinistre qui se transforme rapidement en ennui, et l’on serait bien en peine de s’étendre plus avant sur une telle faiblesse du propos.
Une distribution solide
Si nous n’avons pas ce soir les « quatre meilleurs chanteurs du monde », la distribution est, malgré tout de belle tenue, étant, quoi qu’il en soit, dominée par la prise de rôle de Vittorio Grigolo et l’Azucena de Ksenia Dudnikova.
En ce qui concerne Saioa Hernàndez, dans le rôle de Leonora, nous pouvons constater, comme d’habitude, forces et faiblesses. La soprano est incontestablement une artiste dotée d’une belle présence dramatique et scénique. Ces héroïnes (dont Leonora de La Forza, Gioconda) sont en permanence crédibles (et ce, même dans le cas d’un livret défaillant…). La voix est inégale, notamment dans le registre aigu mais lorsqu’elle s’appuie sur ses graves (comme dans le Miserere), elle nous emporte et c’est probablement là, la clé pour nous dispenser – aidée par le grand Verdi – les (très) grands airs avec une certaine réussite.
Juan Jesús Rodriguez ne paraît pas, ce soir au mieux de sa forme et la technique de projection (parfois limitée) se révèle surprenante. Il va souvent chercher son chant dans le masque, semble souvent forcer ; la beauté de la voix en pâtit et le chant manque de couleurs. Rassemblant probablement ses forces pour ce moment, il réussira néanmoins royalement son grand air « Il balen del suo sorriso », l’un des plus beaux écrit pour baryton par Verdi, grâce à une ampleur que l’on peine à lui retrouver par ailleurs, et également, par un admirable legato.
Celle qui étonne et n’est pas loin de nous ensorceler, c’est la « sorcière » Azucena de Ksenia Dudnikova. La voix est d’une stabilité remarquable, riche de l’aigu (certes un peu tendu) aux graves, qu’elle a somptueux. Elle possède cette maîtrise du bel canto, indispensable pour cette cousine tant de Lady Macbeth que d’Amneris.
Sans tomber dans la caricature, (peu aidée, toutefois, par son costume de folle échevelée vêtue de haillons), elle exprime la combativité de ce personnage, probablement le plus dramatiquement fouillé de l’histoire. Elle conduit de main de maître toute la grande scène de l’acte II (« Condotta ella era in ceppi ») et parvient même, au début de l’acte III, à tenir la dragée haute à l’ensemble dans la scène où elle vient d’être capturée (et ce, qui plus est, sur un rythme déchaîné imposé par Frizza).
Enfin, dès son entrée dans son rôle de cinquième larron, Gianluca Buratto mène son Ferrando sur les cimes du bel canto. La voix est belle, la dynamique admirable, les vocalises parfaites et l’on se délecte de son introduction à l’opéra comme de ses duos avec le Comte.
La plus belle voix du monde ?
Avec Vittorio Grigolo, la première question qui se pose est : aurait-il été capable d’incarner un Manrico conventionnel ? On peine à le croire tant l’on connaît l’artiste capable de frôler les frontières de l’histrionisme. Impression fréquente avec lui, l’on sent qu’il a exploré le personnage pour aller dans les directions que lui inspire sa propre adéquation avec le rôle.
Au début, physiquement il inquiète un peu et l’on craint la surenchère et l’exubérance lorsqu’il arrive, tel un petit coq gonflé de testostérone pour affronter Luna. Finalement, mis à part quelques débordements, il donnera au Trouvère une profondeur inhabituelle, une intensité et une sensibilité magnifiques.
Vocalement, Grigolo n’a pas la voix totalement idoine pour le rôle. C’est principalement vrai pour la “Quella Pira” (qui, de toutes façons, donne du fil à retordre à quasiment tous les ténors actuels) et si sa voix est de belle tenue, c’est au prix de faire les choix d’abaisser le diapason d’un ton et d’éviter la reprise, tout en se concentrant sur la note finale.
Bien sûr, il fait parfois preuve d’un expressionnisme excessif (pas franchement inhabituel pour le ce rôle, lorsque l’on a en tête les performances de Del Monaco ou Corelli), mais lorsqu’il se contient, notamment dans le duo final avec sa mère où il module sa voix comme pour une berceuse, ou dans un air (« Ah si, ben mio”), d’une beauté à couper le souffle, il éblouit et nous interroge sur le titre de « plus belle voix du monde » que l’on serait tenté de lui discerner s’il savait apprendre à maîtriser ses élans.
Fort de sa prononciation exemplaire, une fois encore, Vittorio Grigolo sait nous raconter quelque chose qui dépasse le rôle pour suivre le chemin original et beau, d’un artiste qui imprime chaque fois sa marque dans l’histoire lyrique.
Verdi à la fête avec Riccardo Frizza
Si tension il y a, pendant toute la représentation, on la doit avant tout au chef qui fait merveilleusement sonner l’Orchestre du Liceu, sans jamais baisser la garde du drame qu’il se doit de valoriser.
Rigoureux dans sa battue, avec un art consommé de la mesure, souvent coloriste, jouant des pupitres pour porter le drame, Frizza transcende cette musique somptueuse que d’aucuns ont parfois menée au bord d’une certaine trivialité.
Il impose un rythme soutenu aux artistes, sans que cela ne semble jamais les handicaper, comme il sait envelopper le chant, sans jamais le couvrir. Enfin, il accompagne le chœur du Liceu qui bénéficie de pages musicales du plus grand Verdi et s’avère ce soir, une fois encore, une formation d’excellence.
Verdi faillit appeler son opéra « Azucena ». Il choisit finalement Il Trovatore. Ses deux personnages étaient là, ce soir admirablement servis, et gageons que le compositeur aurait applaudi ce que le Liceu nous a donné à voir et à entendre… une représentation avec peut-être, quelques aspects imparfaits mais qui nous aura, cependant, électrisés au plus haut point.
Visuels : © Toni Bofill