Les vêpres siciliennes gâchées par la mise en scène à Milan
Il est rare de constater que la joie ressentie par un plaisir musical puisse être amputée par ce que nous voyons sur scène. Ce fut malheureusement le cas pour ce spectacle où Fabio Luisi, Marina Rebeka et Piero Pretti ont dû batailler ferme pour ne pas totalement se laisser engloutir par la mise en scène navrante de Hugo de Ana.
Il fut un temps, autour des années 1850, où l’Opéra de Paris était un passage obligé des grands compositeurs, voire des plus grands. Verdi fut de ceux-là. Même si la gestation des Vêpres siciliennes fut assez longue en raison de multiples évènements (renoncement de Verdi pour le Roi Lear, disparition de la prima donna qui avait fui avec un baron, valse des administrateurs de l’Opéra de Paris, rapports compliqués du musicien envers la « grande boutique », ce qui lui valut le surnom de… Merdi), sa création en juin 1855, à l’occasion de l’inauguration de l’Exposition universelle, se révéla être un succès qui fut même salué par le très critique Berlioz.
D’un style bien différent de la fantastique trilogie qui précède (Rigoletto, Le trouvère, La Traviata), Les vêpres siciliennes ont adopté les normes du grand opéra à la française avec sa multitude de personnages liés par des destins tragiques, ses intrigues tortueuses, ses plages de ballet. Cet ensemble perdurera évidemment dans la version italienne, celle qui est présentée à la Scala en ce mois de février.
Il faut, pourtant, avouer que Scribe, le librettiste, ne fournit pas là un miracle de scénario et que des protagonistes habituellement placés au premier plan se retrouvent assez maltraités (au profit, d’ailleurs, du « méchant » de l’histoire, Montfort). Mais, naturellement, il subsiste la musique de Verdi et son art de la composition qui connaît, encore là, un nouveau souffle, après ses récents et triomphaux succès.
Certes, on peut y trouver, tout de même, quelques longueurs liées à l’étirement de l’intrigue, mais, au titre des beautés absolues, on peut lister l’une des plus célèbres ouvertures de Verdi, les airs de Procida, d’Elena et d’Arrigo ou, encore, le concertato de la fin du IIIe acte.
La mise en scène médiocre de Hugo de Ana
I vespri siciliani est l’un des nombreux opéras de Verdi où la guerre et la violence (et même le viol) figurent en toile de fond. Il n’y a donc aucune incohérence à avoir un metteur en scène qui situe l’action dans un quasi champ de bataille, voire en l’actualisant avec des chars de combats. Ce climat mortifère n’est pas contredit par les conflits qui sous-tendent la quasi-totalité des relations entre les personnages.
En revanche, il y a un gros problème lorsqu’une mise en scène devient médiocre à force de surlignage (M. de Ana a, semble-t-il, un faible pour les détonations de toutes origines), sans avoir, à titre de consolation, une direction d’acteurs à la hauteur. Cela démarre pourtant avec une idée (un jeu d’échecs avec la mort) qui aurait pu s’avérer intéressante si elle était entrée en cohérence avec le reste. Elle fait finalement long feu.
On n’osera même pas qualifier cela de « mise en scène à l’ancienne », tant les devanciers de M. de Ana, les Zeffirelli et autres metteurs en scène, ont su, en leur temps, allier, décors fastueux et attention aux artistes. Ici, les chanteurs paraissent laissés à l’abandon et les figurants, comme les choristes, ne savent que prendre des mines de joie ou de désolation, empruntées à un autre âge. Quant aux scènes de ballet, passe-partout, elles ne peuvent pas rehausser le l’ensemble, ne serait-ce que le temps d’un moment, tant elles sont convenues.
Heureusement, il y a Fabio Luisi et des bons interprètes.
Le problème, c’est que l’on ne peut pas passer une représentation qui dure 3h40, en détournant la tête. il faut donc faire de gros efforts pour éviter que les images ne gâchent toute la fête musicale. Car le spectacle a bien des atouts.
Tout d’abord, Fabio Luisi est un chef verdien émérite et la direction de cette œuvre le trouve au meilleur de sa forme. Certes, il a, parfois, la patte un peu lourde (notamment du côté des percussions), mais finalement, ce que l’on attend d‘un grand opéra « alla Verdi », c’est au moins autant l’efficacité que la subtilité et cette efficacité est mise au service des passages orchestraux (l’ouverture magnifique ou les scènes de ballet) et un accompagnement respectueux d’interprètes qui tiennent tous leur rang avec panache. Dans le sextuor de la fin de l’acte III, on atteindra, grâce au chef et aux chanteurs, une démonstration éclatante de ce que l’écriture verdienne peut avoir d’incandescent et de jubilatoire.
Au premier rang de ces interprètes, il y a Marina Rebeka qui, semble-t-il, a déconcerté une partie du public de la Scala (certains l’ont sifflée, lors de la première, à l’issue de son boléro). Et pourtant, la soprano a fait preuve d’un art du chant et du jeu absolument incomparable. La duchesse Elena, ainsi représentée, fait vite comprendre que prodiguer du beau chant n’est pas en adéquation avec la hargne qui anime une femme qui vient de perdre son frère. C’est donc sur son bas medium et ses graves qu’elle va s’appuyer pour apporter une forme de noirceur au personnage.
Son « Coraggio, su corragio » est âpre et donne le ton de la leçon d’incarnation (y compris dans le jeu) qu’elle va dispenser durant toute la soirée. Adoucie, elle nous gratifiera, à l’acte IV, d’un « Arrigo ! Ah, parli a un core » absolument sublime et son boléro, certes, un peu rude sera, quoi qu’en pense certains grognons scaligères, irréprochable.
Piero Pretti, de son côté, campe un Arrigo de fort belle tenue, en assurant toutes les difficultés et les aigus du rôle. Certes, le chant n’est pas toujours d’une grande subtilité, mais est-ce vraiment ce que l’on demande à ce personnage qui, s’il bénéficie de notables plages vocales, n’est guère gâté par ce rôle de fils maudit et d’amoureux qui ne sait que choisir. Il donnera, à l’acte IV, un très beau « Giorno di pianto, di fier dolore » certes tendu, mais en phase avec les grands écarts psychologiques d’Arrigo.
Malgré un plafonnement dans les aigus, la voix de Luca Micheletti est fort belle et s’accorde parfaitement avec les affres de ce Guido di Monforte qui ne rêve que de se faire appeler « padre », ce qui entrainera sa perte.
Le personnage de Procida fait partie de ceux que l’on connaît par un air, somptueux. En l’espèce, il s’agit du « O tu, Palermo, terra adorata », l’air du début de l’acte II. Sans le trouver exceptionnel, il faut reconnaître à Simon Lim une belle noblesse de chant, appuyée sur un legato irréprochable.
Parmi les seconds rôles, tous excellents, on distinguera également le superbe Bethune d’Andrea Pellegrini et la Ninetta de Valentina Pluzhnikova.
Quant au chœur de la Scala, dirigé par Alberto Malazzi, peut-il être moins à l’aise que dans cette œuvre du grand Giuseppe ? Clairement non ! Il éclaire de sa splendeur les nombreuses scènes où sont présents les Siciliens ou les Angevins.
Au final, par la qualité de leur art et leur engagement, les artistes sur scène ont réussi la gageure de sortir de l’ornière, par leur art et leur engagement, une entreprise bien maltraitée par le metteur en scène. Et, pour une fois, on en vient à se dire que les auditeurs de la RAI qui ont écouté la première, sans avoir l’image, étaient les plus chanceux !
Visuel : © Brescia e Amisano