Opéra
A l’Opera de Lille, Falstaff de Verdi : le malade imaginé par Denis Podalydès

A l’Opera de Lille, Falstaff de Verdi : le malade imaginé par Denis Podalydès

08 May 2023 | PAR Denis Peyrat

Pour clôturer sa saison, l’Opéra de Lille propose une nouvelle production de Falstaff, l’ultime chef d’œuvre de Verdi, mis en scène par Denis Podalydès. Servie par un cast très homogène et investi dans la comédie, la production est le reflet d’un monde cruel assez actuel où les femmes se vengent de la tyrannie des hommes.

Créé en 1893, Falstaff est le dernier opéra de Giuseppe Verdi, considéré comme son testament musical et chef-d’œuvre inclassable écrit par un compositeur de 80 ans, riche de près de trente œuvres lyriques. Après Macbeth et Otello, c’est la troisième création inspirée par Shakespeare, sur un livret d’Arrigo Boïto, lui même compositeur et qui avait quelques années auparavant contribué au succès d’Otello. Son projet de composer un Roi Lear restera à l’état de livret, bien qu’il ait hanté Verdi toute sa vie.  Inspiré des Joyeuses commères de Winbdsor, cest aussi le seul sujet comique qu’il aura traité dans sa maturité, après Un giorno di regno composé par un Verdi de seulement 27 ans. Falstaff est ainsi une œuvre d’un compositeur au sommet de son art, prodige de l’orchestration, mais libéré des contraintes habituelles de l’opéra du XIX siècle et de la forme qu’avaient pris ses précédents ouvrages. C’est par avance un opéra du XXe siècle et, même si beaucoup d’ensembles (parfois très complexes) et quelques airs restent présents, l’on sent déjà la continuité musicale qui s’apparente à Wagner et préfigure Richard Strauss et Debussy. Ce qui empêchera pas le compositeur de terminer l’œuvre de la façon la plus académique qui soit : par une fugue. 

Avec le choix de situer l’action au sein d’un hôpital on aurait pu retrouver à travers ce faux malade la truculence de Molière, mais le comédien metteur en scène Denis Podalydès connait bien son Shakespeare, et c’est bien sûr vers les films d’Orson Welles qu’il lorgne de manière assumée. Comme l’auteur de Citizen Kane, Falstaff est ainsi un homme au physique hors normes, “Bigger than life”, et qui termine sa vie dans une certaine déchéance. Même s’il est toujours entouré de ses complices dans une auberge de la Jarretière qui est une salle d’hospice, ou il semble continuer ses affaires et commande du vin qui lui est administré sous forme de perfusions. Mais son heure de gloire est derrière lui, et emmenés par un groupe de femmes complices, tous se liguent pour se venger de cet homme coupable de vouloir séduire sans vergogne deux commères amies. Balancé dans un paquet de linge, puis jeté dans les égouts sous la buanderie de l’hôpital, le malade ne trouvera son salut que dans un troisième acte onirique, loin des brumes de la forêt de Windsor. Devant subir une opération qu’il redoute, le malade s’administre en effet une drogue qui le fait se détacher du corps difforme sur lequel s’acharne l’ensemble des protagonistes, et échapper à une dissection qui révèle un ventre rempli… d’ouvrages de Shakespeare. Bien servie par les décors et costumes de ses complices habituels, rien moins que l’acteur et administrateur de la comédie française Eric Ruf, et le couturier Christian Lacroix, la mise en scène de Podalydès est alerte, et complètement au service de la musique, qu’elle ne dénature jamais. Cette mécanique de précision, à l’instar des ensembles et de la musique virtuose de Verdi, est heureusement servie par un cast très homogène et soudé qui prend visiblement grand plaisir à s’amuser sur scène.     

Pour sa prise de rôle dans le rôle-titre, Tassis Christoyannis, qui connait bien l’œuvre pour avoir interprété Ford à l’opéra d’Athènes, campe un pancione complexe et sensible sous sa carapace de graisse. Ce Falstaff est désabusé et blessé dans son orgueil démesuré, et malgré les excès humoristiques et la verve acide, le baryton grec en trace un portrait touchant notamment quand il se retrouve dans l’impossibilité de se relever du fait de sa corpulence. Il lui prête une voix ample et souple, qui maitrise à la fois les grands élans et le phrasé de Verdi, ainsi que les falsettos subtils lors de ses imitations féminines. Il rend ce personnage attachant dans son rapport difficile aux femmes, pour lesquelles il garde une tendresse malgré les vicissitudes subies. Ce sera sans doute un des interprètes à suivre de ce rôle dans les prochaines années.    

Les quatre commères de Windsor sont servies par un quatuor de haute volée, et majoritairement français ce qui est assez rare pour être remarqué. L’Alice Ford de Gabrielle Philiponet est une femme sure d’elle, qui sait jouer toutes les cartes de la séduction, en tenue d’infirmière comme à la ville, et prend plaisir à mener le bal. pour sa première interprétation du rôle, la soprano déploie une voix corsée au beau legato, et maîtrise toute l’agilité des redoutables ensembles. En Meg Page plus réservée, Julie Robard-Gendre lui offre la réplique avec une belle élégance, et possède timbre de mezzo moelleux qui s’accorde bien avec celui de la soprano. A leurs côtés, la fraicheur et la douceur lumineuse de la soprano  Clara Guillon font merveille en Nannetta piquante et séductrice dans sa tenue d’infirmière masquée du dernier acte. Elle fait preuve dans son air de la reine des fées d’une magnifique maitrise du souffle et produit des sons filés pianissimo qui enchantent.
Enfin la mistress Quicky rouée et séductrice de Silvia Beltrami est une belle découverte : la mezzo-soprano italienne possède tout l’abattage de ce rôle et une voix ample aux graves poitrinés jamais vulgaires qui font sensation dans les célèbres “Reverenza !” de son duo, au cours duquel Falstaff ne sera pas insensible à son charme.

Julie Robard-Gendre, Clara Guillon, Gabrielle Philiponet et Silvia Beltrami

Du côté des hommes, le Ford du baryton albanais Gezim Myshketa est d’une belle noblesse et fait jeu égal avec Falstaff dans leur duo du 2e acte. Il possède une vocalité verdienne remarquable, malgré quelques aigus un peu forcés.  L’amoureux transi de Nannetta, Fenton est servi par la jolie voix de ténor lyrique du français Kevin Amiel, qui porte vaillamment ses sonnets et forme un benêt généreux qui n’est pas sans évoquer Némorino. Enfin, le duo des acolytes Bardolfo / Pistola est interprété avec beaucoup de verve et un beau talent comique par Loïc Félix et Damien Pass. Le Dr Caius de Luca Lombardo, promu directeur d’hopital ne démérite pas scéniquement mais est quelque peu en retrait vocalement.  

En comparaison de la plupart des chefs d’œuvre de Verdi, le chœur est peu présent dans Falstaff mais bien servi par le Choeur de l’Opera de Lille, impeccable et bien préparé pour sa première collaboration par son nouveau chef Mathieu Romano.

En revanche, l’orchestre est une pièce maîtresse et un personnage à part entière de l’action. C’est l’orchestre National de Lille qui officie et fait preuve d’une remarquable précision dans cette œuvre dont l’orchestration est très complexe et parfois extrêmement ténue. Les musiciens déploient de magnifiques sonorités (notamment les cordes et la petite harmonie) sous la baguette d’Antonello Allemandi, qui les a plusieurs fois dirigés en concert mais jamais pour une œuvre lyrique. Hélàs le chef, familier de Verdi mais qui reconnait avoir peu dirigé cette œuvre, reste essentiellement préoccupé par la fosse au détriment du plateau. Heureusement la mécanique de précision de Verdi et ses redoutables ensembles n’en pâtissent pas, grâce à une équipe de chanteurs soudés et enthousiastes jusqu’à la fugue finale et sa devise célèbre “Tutto nel mondo e burla” (Le monde n’est qu’une farce), qui déchaine les applaudissements d’un public dupé, mais ravi !     

Le spectacle se jouera à Lille les 9, 11, 14, 16, 19, 22, 24 mai. Co-produit par le Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg et le Théâtre de Caen, il sera également à l’affiche dans ces salles en novembre et décembre 2023. 

Le mardi 16 mai à 20h, Falstaff sera retransmis en live et gratuitement sur grand écran dans plus de 20 lieux en région Hauts-de-France, dans le cadre d’opération annuelle “Opera Live”. Ce rendez-vous désormais incontournable investit des lieux aussi divers que des théâtres, cinémas, salles des fêtes, châteaux, chapelles ou sites extérieurs. Tous les détails sur les lieux de retransmission et les conditions de réservation sur ce lien

Crédits photos : © Simon Gosselin / Opera de Lille + saluts @ Denis Peyrat

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Denis Peyrat
Ingénieur exerçant dans le domaine de l'énergie, Denis est passionné d'opéra et fréquente les salles de concert depuis le collège. Dès l'âge de 11 ans il pratique également le chant dans diverses formations chorales, en autodidacte mais avec une expérience qui lui permet à présent de faire partie d'un grand chœur symphonique parisien. Il écrit sur l'opéra et la musique classique principalement. Instagram @denis_p_paris Twitter @PeyratDenis

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