Opéra
Le Prophète de Meyerbeer à Aix : anthologique !

Le Prophète de Meyerbeer à Aix : anthologique !

17 July 2023 | PAR Paul Fourier

Dans un moment où la France dédaigne les œuvres de Meyerbeer, la direction du grand Festival a eu l’idée lumineuse de proposer Le Prophète (certes, en version concert). La soirée fut d’exception et le public, en délire !

En 1836, Meyerbeer vient de connaître un triomphe avec Les Huguenots. Il se met en quête d’un nouveau sujet pour l’Opéra de Paris (l’institution est alors logée dans la salle le Peletier). Il explore d’abord des sujets du côté de Cinq-Mars de Vigny, puis de L’Africaine mais, pour ce dernier, Cornélie Falcon, son interprète idéale, est affectée d’une crise vocale qui s’avèrera irréversible.
C’est alors qu’il s’intéresse à une ébauche de texte, réalisée par Eugène Scribe, qui porte comme titre « Les Anabaptistes ». En 1841, une première partition est prête mais, pour des raisons diverses, elle est mise de côté.

Quelques années plus tard, Meyerbeer la reprend, mais, insatisfait, décide de la revoir en profondeur. Entre temps, en 1848, la Grande Histoire a avancé et la France a connu une nouvelle Révolution, qui, singulièrement, va faire écho au sujet de l’opéra.

Pour la création, l’Opéra de Paris mobilise des moyens considérables, en termes d’orchestre mais, également, en multipliant les effets spéciaux afin de rendre le spectacle aussi surprenant qu’extraordinaire. Pour la première fois, un projecteur électrique est utilisé sur scène pour un lever de soleil, et l’incendie simulé du dernier acte nécessite, tout de même, que l’immense toile de fond soit ignifugée.
Ce déploiement de moyens s’accompagne donc d’un orchestre et de chœurs aux effectifs considérables. La partition est grandiose. L’orchestre délivre des couleurs exceptionnelles grâce à un pupitre de vents très présent, grâce aussi à de nombreuses percussions, à un orgue et quatre harpes.
Le ballet de l’acte III bénéficie d’une musique superbe (certes remaniée par Constant Lambert avec quelques ajouts de L’Étoile du Nord… de Meyerbeer), digne de celle composée par Adolphe Adam, contemporain de Meyerbeer, pour ses ballets, comme Giselle ; le rendu musical de la scène de la cathédrale de Münster est grandiose et les moyens déployés époustouflants (dont un effet de réelle stéréophonie).

Le 16 avril 1849, cet archétype idéal du style « Grand opéra » à la française (tant il semble n’y avoir jamais eu d’équivalent) remporte un triomphe exceptionnel ! Le succès s’inscrit dans le temps : la centième représentation a lieu après 27 mois, la trois-centième après 273 mois le 15 janvier 1872. Le Prophète devient même l’œuvre favorite des galas officiels et les réceptions de chefs d’État : il est l’œuvre est représentée, le 9 janvier 1852, pour célébrer l’élection de Louis Napoléon à la présidence de la République, le 30 septembre 1853 pour accueillir la reine d’Espagne lors de sa visite en France ou à l’occasion de la visite du roi des Belges à Berlin le 9 mai 1853. L’œuvre est ensuite reprise en 1876, au Palais Garnier et 573 représentations sont données jusqu’en 1912.

Théophile Gautier a théorisé que Robert le Diable, Les Huguenots et Le Prophète ont constitué une forme de « trilogie symbolique ». Hormis le second opus, repris de temps à autres en France ou en Belgique (dernièrement à Bruxelles et Marseille), c’est soit en Angleterre, soit en Allemagne qu’il faut aller, pour savourer ces œuvres. En revanche, depuis sa disparition de l’affiche au début du XXe siècle, comme si Meyerbeer était alors tombé dans une disgrâce absolue dans la patrie de son immense carrière, l’opéra a disparu des affiches parisiennes…

Pour Meyerbeer, la musique et le chant avant tout !

Le livret s’inspire de l’épopée des anabaptistes, secte allemande qui rompit avec Luther, au parcours ponctué d’événements sanglants, une secte où régnait un idéal de Révolution sociale et une communauté universelle des biens et des personnes (dont la polygamie). Il est également l’histoire du meneur, Jean de Leyde, un usurpateur se faisant passer pour un Messie. Enfin, Scribe a ajouté à cela une partie sentimentalo-amoureuse puisque Jean doit choisir entre son épopée (dans laquelle il se fait sacrer « Roi de Sion » à Munster) et son amour pour Fidès, sa mère, et Berthe, sa bien-aimée. Il va sans dire que tout cela se terminera par un désastre qui anéantira l’ensemble des protagonistes.

Si l’on revient à 1848, l’œuvre fait écho à l’actualité tourmentée du pays puisque les anabaptistes du livret sont rapprochés des révolutionnaires. Dans la Revue des Deux Mondes, Paul Scudo affirme même que l’incendie final « étouffe tous les communistes de Munster » (sic). Globalement, hormis les deux femmes victimes de l’engagement mystique de Jean, aucun personnage de l’histoire ne présente de face positive : le noble est un sadique qui harcèle les femmes, les « révolutionnaires » sont des cyniques sans scrupules qui sèment la désolation, le peuple est – déjà – une masse abrutie et manipulable à loisirs. Quant à Jean, c’est un opportuniste indécis mais, surtout, obsédé par le pouvoir, quitte à abandonner tous ses êtres aimés.

À l’écoute de l’opéra, l’on est surtout frappé par la force de la composition de Meyerbeer. Car, le moins que l’on puisse dire, c’est que, si Eugène Scribe a conçu une épopée qui « tient la route », les dialogues ne brillent pas particulièrement par leur valeur littéraire…
Ce qui fait la toute puissance du Prophète, c’est l’extraordinaire richesse de la partition dans laquelle Meyerbeer semble maîtriser la quasi-totalité des genres (ensembles grandioses, duos et passages choraux superbes, musique religieuse…). Seuls les passages solos – néanmoins magnifiques et qui nécessitent toujours des moyens conséquents de la part des chanteurs – manquent parfois de ce qui fera le succès de certains successeurs de Meyerbeer, grâce à ces airs que l’on n’a aucun souci à mémoriser et à fredonner à la sortie de la soirée.

Avec cette partition, peut-être plus qu’avec d’autres, Meyerbeer – pourtant allemand d’origine – apparaît comme un passeur génial de la musique française ; le monologue de Fidès, avec orgue, peut aisément être rapproché de la future scène de l’église du Faust de Gounod (1859) et la grande scène de la Cathédrale n’a probablement pas été sans influence sur celle de l’autodafé dans le Don Carlos de Verdi (1867).
Quant à la « mezzo assolutta » que requiert le rôle de Fidès, elle puise, certainement, dans La Leonor de La Favorite de Donizetti (1840) et annonce une future… Carmen.

Les trois rôles de premier plan nécessitent une endurance à toute épreuve et des interprètes hors-normes dotés de tessitures d’exception. Ils étaient bien présents !

Durant 4 actes, le personnage de Jean est confronté à des solos et duos interminables. Fort d’une diction absolument époustouflante, John Osborn peut commencer, à l’acte II, en démontrant son absolue maîtrise du bel canto et des nuances, dans « Sous les vastes arceaux » puis, « Pour Berthe, moi je soupire ». Il peut ainsi faire étalage d’aigus filés sublimes puis, dans le premier duo avec sa mère, d’un chant plus lyrique couronné par un magnifique contre-ut.
Par la suite, le ténor va se concentrer sur l’efficacité pour des passages terrifiants comme l’interminable fin de l’acte III (« Éternel, Dieu sauveur… Roi du ciel et des anges »). Il fait alors preuve d’une inaltérable résistance, tout en s’appuyant sur l’incomparable souplesse de sa voix. À l’acte IV, il tient vaillamment tête à une Fidès déchaînée, portant alors toute l’ambiguïté de ce fils qui renie sa mère par goût du pouvoir, tout en essayant de sauver leurs deux peaux.
Au dernier acte, après ce marathon, Osborn est en mesure de venir à bout d’un nouveau duo, éprouvant, avec Fidès, du chant bachique (« Versez ! Que tout respire ») et du final apocalyptique. Gregory Kunde a été, à Berlin, un grand Jean. Mais aujourd’hui, John Osborn est le seul à pouvoir assurer ce rôle avec une beauté de la voix, une diction exemplaire, une endurance et un professionnalisme tels. Du grand art !

Si le personnage de Jean a été composé par Meyerbeer avec une exigence rare, celui de Fidès confine au sadisme tant l’interprète est confrontée à des scène littéralement impossibles ! Impossible ? le vocabulaire d’Elizabeth DeShong ne semble pas contenir ce mot tant elle va… surpasser l’inatteignable.
Il est quasiment impossible de définir la tessiture de la chanteuse américaine tant l’ambitus est étendu et homogène sur toute sa longueur. Les graves sont affirmés et les aigus peuvent rivaliser, dans les duos, avec ceux de Berthe qui est une pure soprano.
L’endurance est également absolument exemplaire, car elle se combine avec des difficultés techniques dantesques. De plus, elle bénéficie d’un avantage sur une Clémentine Margaine (par ailleurs grande interprète du rôle à Berlin) par une maîtrise du bel canto, une souplesse et des trilles qui lui permettent de briller aussi bien dans Haendel que dans Rossini.
Son entrée en scène et son duo avec Jean, aux deux premiers actes, sont parfaitement réussis, mais ce n’est évidemment pas cela qui va littéralement scotcher les spectateurs à leurs fauteuils. À l’acte III, la confrontation de cette « pauvre femme » (« Suis-je ton fils ? ») avec son fils est immense. Mais, le sommet est encore à venir !
Car, à l’acte IV, on atteint un sublime effrayant avec « Oh toi qui m’abandonne, mon cœur est désarmé », suivi des sauts de registre quasi-inhumains dans « Comme un éclair précipité dans mon âme » où elle combine trilles violents, aigus forte et graves abyssaux.
Le terme de dantesque est alors de mise, mais elle ne baissera pas la garde dans un acte V encore éprouvant. Fidès a été écrit pour Pauline Viardot (ce qui donne une idée des capacités de l’artiste myhique). DeShong est, incontestablement, sa lointaine et brillante successeure !

Le troisième rôle est celui de Berthe qui, pourrait-on penser, à l’écoute de son air de l’acte I, réalisé avec une technique excellente et des aigus de toute beauté, requiert les capacités somme toute « classiques » d’une belle soprano belcantiste.
Cela ne sera pas seulement le cas car si, à l’acte II, Mané Galoyan montre également toute sa capacité d’émotion et une ligne splendide appuyée sur des aigus lumineux, elle aussi, doit encore affronter les morceaux de bravoure de la fin. Son « Ô spectre épouvantable » prouve de grandes capacités dramatiques alors que sa mort avec introduction de violoncelle « Déjà, mon œil s’éteint » sera absolument sublime.

Ainsi, ce soir Meyerbeer était de retour. Il l’était grâce à ces trois incomparables artistes qui ont mené sa musique avec, disons-le, du génie. Mais après avoir cité ces trois grands artistes, on doit faire un pas de côté vers ce qui est naturellement le quatrième personnage de l’opéra, à savoir le chœur ou plutôt les chœurs, tant les effectifs globaux étaient impressionnants.

Dans Le Prophète, de la première scène à la dernière scène, ils sont, en permanence sollicités et il serait bien long de citer toutes leurs interventions. Dans un mouvement d’ensemble porté par le chef, Mark Elder, les chœurs de l’Opéra de Lyon (direction : Benedict Kearns) et la Maîtrise des Bouches-du-Rhône (direction : Samuel Coquard), travaillant dans des conditions peu confortables (tant ils étaient serrés sur le côté gauche de la scène) ont pourtant fait briller les nombreux passages et, notamment, permis la magnificence de la scène du couronnement.

Enfin, l’ensemble des autres interprètes, tous dotés d’un passage en soliste plus ou moins long, ont vaillamment contribué à cette épopée.
D’Edwin Crossley-Mercer, en noble libidineux qui a choisi Berthe comme victime à James Platt (Zacharie) en anabaptiste retors et calculateur, de Guilhem Worms et Valerio Contaldo, ses complices jusqu’aux excellents Maxime Melnik, Hugo Santos et David Sanchez en soldats, l’on peut dire que tous ont intégré et porté haut les richesses de la partition de Meyerbeer.

Enfin, si cette soirée de renaissance « meyerberienne » a été une réussite éclatante, on le doit à Mark Elder à la tête du London Symphony Orchestra et de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée (pour la Banda).
Elder a su faire briller l’orchestre britannique avec l’intelligence de l’homme qui connaît parfaitement (et mieux, aime au plus haut point) la musique française comme aucun chef français ne semble, aujourd’hui, en mesure de la faire. Il semblait porter là toute la passion que les Britanniques savent déployer pour prouver à quel point Berlioz, Meyerbeer ou Debussy leur sont chers, pour prouver aussi à quel point ils ont pris le relai des défaillances françaises en la matière.
Ce soir, chaque individu présent sur scène était « meyerberien »… à un point tel que, par moments, comme lors des deux finals du gigantesque Acte III, l’on pouvait ressentir qu’il s’étaient tous embarqués, membres de l’orchestre, des chœurs , solistes, tous exaltés, tous portés par la musique, tous conscients de donner au public une expérience hors-norme, dans un train infernal lancé à toute allure, à la tête duquel trônait le chef en état de grâce.

À une époque où l’on emploie parfois, le mot « anthologie » (et tous les superlatifs d’ailleurs) avec une légèreté qui entraîne souvent une confusion générale et une perte de valeur des choses, rappelons-nous qu’est anthologique ce qui est purement exceptionnel, extraordinaire, hors du commun et lorsque l’on vit un tel moment, cela ce doit être souligné pour le distinguer d’autres (belles) choses mais qui n’atteignent pas ce niveau. Alors, là, oui ! Osons-le ! On peut même aller jusqu’à dire que la version d’Aix rivalise voire surpasse ce que l’on a déjà entendu ou qui a été enregistré pour cette œuvre.

Alors, que le festival d’Aix-en-Provence ait décidé de donner Le Prophète (certes, en version concert, le projet le mise en scène ayant été contrarié par le Covid) et que le succès ait été au rendez-vous, a, ce soir, démontré que public présent s’est laissé totalement emporter par la perfection de cette longue soirée.
Les directeurs d’opéra français (et notamment, les parisiens) qui semblent croire que Meyerbeer n’est pas au goût du jour feraient bien, sans traîner, de réviser leur jugement, en se rappelant, le plus simplement du monde, qu’un public enthousiaste est un paramètre qu’il ne faut pas négliger.

Visuels : © Vincent Beaume

Festival de Saintes : Le Jeune Orchestre de l’Abbaye ouvre l’édition 2023 avec talent
Avignon OFF : William Mesguich fait l’Evénement avec un « Richard III » ingénieux
Paul Fourier

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration