Opéra
La Flûte enchantée à l’Opéra de Paris : un enchantement continu

La Flûte enchantée à l’Opéra de Paris : un enchantement continu

05 May 2019 | PAR Clément Mariage

La Flûte enchantée de Mozart résonne une nouvelle fois à l’Opéra de Paris, dans la mise en scène suggestive de Robert Carsen, où rayonne une distribution d’éclatants chanteurs français.

Reprise pour la troisième fois à l’Opéra Bastille, la mise en scène de la Flûte enchantée par Robert Carsen, créée à Baden-Baden en 2013 et déjà abondamment vue et commentée, ne perd avec le temps rien de son efficacité et de sa force de suggestion. D’une grande épure, elle met en valeur la présence récurrente de la mort dans cette œuvre : exemplairement, Tamino fait son entrée en se hissant hors d’une tombe qui vient d’être creusée. La scène est occupée dans le premier acte par un gazon impeccablement taillé, comme on peut en voir dans les cimetières allemands ou anglo-saxons. L’orchestre étant cerné par une rampe du même gazon, qui permet aux personnages de s’aventurer jusqu’au seuil du parterre — et d’arriver à l’occasion depuis la salle —, la fosse elle-même devient une sorte de tombe hors de laquelle surgit la musique de Mozart. Le deuxième acte se situe la plupart du temps dans un grand espace souterrain, relié à la lumière du jour par trois longues et frêles échelles et couvert de terre battue, semée parfois de cercueils noirs. L’alternance entre les scènes souterraines, les moments se situant à l’avant-scène, puis le retour, par des changements de décors progressifs, du gazon sur tout le plateau, illustre la dialectique entre ténèbres et lumières à l’œuvre dans cet opéra.

Robert Carsen met également l’accent sur la dimension initiatique de l’œuvre, qu’il présente comme une sorte de fiction créée de toute pièce par Sarastro et la Reine de la Nuit, époux complices et figures d’autorité bienveillantes, pour soumettre les jeunes Tamino et Pamina à des épreuves d’initiation. Les deux doivent ainsi suivre un parcours de dévoilement des apparences (symbolisées par les écrans vidéo, les voiles noirs recouvrant le visage de certains personnages) et de dépassement des divisions (les différents espaces fragmentés du plateau) jusqu’à la vérité pleine et l’unité. L’une des originalités de la proposition de Carsen est de faire de la Reine de la Nuit non pas l’incarnation du Mal, telle qu’elle apparaît traditionnellement au deuxième acte en appelant sa fille à tuer Sarastro, mais seulement une apparence du Mal, de la même manière qu’elle avait présenté Sarastro comme un homme mauvais au tout début de l’œuvre (puisque c’est pour se venger d’elle, dit la Reine à Tamino, qu’il a enlevé sa fille). Dans la vision de Carsen, la Reine de la Nuit, lors du fameux « Der hölle Rache », soumet sa fille à la tentation du meurtre en contrefaisant la fureur, suivant un plan réglé par elle et Sarastro, tandis qu’elle apparaît, sereine et complice, aux côtés de celui-ci lors des scènes où se rassemblent ses apôtres.

Il n’y a donc plus de méchant — ni de gentil d’ailleurs, car le plan de Sarastro et de la Reine de la Nuit peut sembler plus d’une fois cruel — dans cette lecture de l’œuvre. Elle reflète d’ailleurs assez bien, malgré les écarts qu’elle se permet avec la lettre du livret original, les ambiguïtés du texte de Schikaneder, trop souvent méprisé, qui fait dire à Sarastro : « Dans ces salles sacrées la vengeance est inconnue ! […] Dans ces murs sacrés, où l’homme aime son prochain nul traître ne se cache, car nous pardonnons à nos ennemis », alors que celui-ci punit la Reine, les Trois Dames et Monostatos avant la dernière scène. Ici, cette scène devient une mascarade pour effrayer Monostatos, le seul personnage sincèrement méchant de l’histoire, finalement sauvé et accueilli dans un finale où tous les personnages, vêtus de blanc, forment communauté autour de la fosse d’orchestre, émerveillés devant le pouvoir unificateur de la musique.

Tout ce qu’on pourra reprocher à cette mise en scène, c’est que les changements de décors fréquents sont bruyants, notamment celui qui a lieu derrière la scène dans le second air de la Reine de la Nuit : il s’effectue dans un grand vacarme, qui noierait presque la musique…

L’une des distributions de la reprise de 2017 réunissait déjà une équipe exceptionnelle de jeunes chanteurs français (Stanislas de Barbeyrac, Elsa Dreisig, Florian Sempey, Sabine Devieilhe). Cette fois, c’est presque tous les rôles qui sont tenus par des chanteurs francophones, de générations différentes, des déjà très reconnus Mathias Vidal (qui faisait ici ses débuts à l’Opéra de Paris !) et Nicolas Testé à de tout jeunes chanteurs, comme Julien Behr ou Vannina Santoni — et ce pour un résultat enthousiasmant !

Ayant déjà été sur la scène de l’Opéra Bastille une Frasquita charismatique et remarquée, puis une Violetta acclamée au TCE en décembre dernier, Vannina Santoni est une Pamina incandescente, plus vindicative que mélancolique, qu’elle habite d’une voix moelleuse et frémissante. Son « Ach ich fühl’s» est soutenu par un lyrisme enflammé et une musicalité incarnée, qualités que l’on retrouve en vérité à chacune de ses interventions, qui plus est accompagnées d’un talent d’actrice remarquable. Julien Behr compense un timbre plutôt gris et une émission assez engorgée, donc une projection un peu limitée, par un engagement absolu et une musicalité soignée, qui lui permet de révéler tous les affects qui traversent Pamino et les enchantements de la partition de Mozart, notamment dans un « Dies Bildnis ist bezauberndschön» très élégamment conduit.

Florian Sempey est un habitué des rôles qui mettent en valeur sa vis comica, comme Figaro, Malatesta ou Papageno, qu’il a déjà chantés à Paris en 2017. Et immanquablement, il s’y révèle pleinement exaltant, faisant montre d’une verve aussi bien vocale que scénique, campant un Papageno drôle et attachant, mordant dans la musique et le texte avec ivresse. Le rôle de Sarastro est tenu par Nicolas Testé. Sa voix charnue et crépitante, tout comme son autorité naturelle, conviennent admirablement au personnage. À ses côtés, Jodie Devos, qui a déjà chanté le rôle à plusieurs reprises, est une Reine de la Nuit d’une grande distinction, au timbre onctueux sur toute la tessiture.

Pour ses débuts à l’Opéra de Paris, Mathias Vidal se saisit, après celui du Comte Ory, d’un autre rôle lubrique du répertoire opératique, Monostatos, et en propose une des incarnations les plus convaincantes qui puissent être, malgré un accent français très prononcé. Sa voix claire et tranchante dessine un portrait incisif du personnage, pour lequel on éprouve même parfois de la tendresse. Nommée parmi les « Révélations lyriques » aux Victoires de la musique 2018, Chloé Briot incarne une Papagena facétieuse, au timbre fruité. Martin Gantner confère à l’Orateur une présence rayonnante, grâce à une diction mordante. Les Trois Dames sont interprétées par Chiara Skerath, Julie Robard-Gendre et Élodie Méchain, qui doivent forcer un peu sur leur voix, mais qui ne perdent pour autant rien en séduction de timbre et en engagement musical et scénique.

À la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, Henrik Nánási propose une direction fluide de l’œuvre. Il s’accorde quelques accents mordants dans l’ouverture, mais semble ensuite s’effacer derrière les voix, en déroulant un tapis de sonorités lumineuses et colorées, parfaitement en place, qui manquent tout de même singulièrement de rupture, de contraste et de tranchant. Sans invoquer les mânes de Harnoncourt ou appeler Jacobs à la rescousse, on pourrait imaginer un Mozart sur instruments modernes avec plus de caractère, moins lisse et complaisant.

Clément Mariage


Crédit photographique : Svetlana Loboff

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