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Gregory Kunde : Quel bonheur d’aborder Don Carlos à 65 ans !

Gregory Kunde : Quel bonheur d’aborder Don Carlos à 65 ans !

26 March 2020 | PAR Paul Fourier

Avertissement : cette interview a été réalisée en février 2020, avant l’épidémie de coronavirus, et la parution en a été retardée. Le sujet n’y est donc pas abordé. Comme pour d’autres artistes, certains projets de Gregory en ont été ou en seront affectés ; cet avertissement vise donc aussi à clarifier le contexte.

Fort d’une carrière désormais trentenaire, Gregory Kunde continue d’explorer, avec talent, les grands rôles du répertoire. A l’Opéra de Liège, il a récemment incarné un magnifique Don Carlos de Verdi. Ce fut l’occasion de le rencontrer dans sa loge pour une petite interview.

Bonjour Gregory, tout d’abord, si vous le voulez bien, nous allons commencer par une question sur votre carrière, désormais très importante. Vous avez initialement démarré avec des rôles de Rossini, ce qui est très différent de ce que vous faites aujourd’hui…

Je n’ai pas vraiment démarré avec Rossini. Pendant les quatre premières années de ma carrière, j’étais apprenti à Chicago et je tenais à la fois des rôles de comprimari et des doublures de premiers rôles. Ces premiers rôles furent dans Rigoletto, La Traviata, La Bohème, Madame Butterfly, Faust, et quelques autres choses plus traditionnelles pour ténors américains. Je n’ai réellement découvert Rossini que dans les années 90.
Mes débuts réels ont eu lieu avec Guillaume Tell, en 1989, au Théâtre des Champs-Élysées. J’étais encore très jeune pour ce rôle difficile et je pense que je n’y étais pas encore complètement préparé. Mais cela a eu la vertu de me faire entrer dans l’univers de Rossini. J’ai ensuite fait mes débuts, en 1992, à la Scala, avec La Donna del Lago et le Stabat Mater. Cet été-là, avec Semiramide, j’ai également participé pour la première fois, au Festival Rossini de Pesaro. C’est cela ce qui a réellement lancé ma carrière chez Rossini.

Était-ce déjà dans des rôles de baryténor ?

Non, au début, ce n’était pas le cas. Même si j’ai effectivement rechanté Guillaume Tell en 1995 à Pesaro, je chantais, surtout, des rôles plus légers (L’Italienne à Alger, Le Turc en Italie, La Cenerentola, Le barbier de Séville). En 1996-1997, j’ai effectivement commencé à chanter des rôles de baryténor. Puis, au début des années 2000, ce fut Tancrède, La donna del Lago, Ermione. Enfin, il y a 10 ans environ, je me suis principalement mis à interpréter des rôles de bel canto (Bellini, Donizetti, Rossini) ainsi que quelques rôles français, comme Manon de Massenet, Les pêcheurs de perles, Roméo et Faust.

Et Lakmé

J’ai réalisé un disque avec Natalie Dessay, mais ne l’ai jamais interprété sur scène. Je dois aussi ajouter que, parmi ces rôles français, j’ai le regret de n’avoir jamais chanté Werther.
En revanche, j’ai participé, à de nombreuses reprises et seulement en version concert, à La Damnation de Faust de Berlioz avec Charles Dutoit. Pour moi, son interprétation de cette œuvre est un sommet. Dans cette pièce, ce Chef a vraiment une « connexion » avec Berlioz. J’ai donc interprété ce Faust, avec lui, un peu partout dans le monde.

Ce n’est pas une pièce très facile à monter sur scène.

Non, et si vous lisez Berlioz, vous constatez qu’il n’avait pas l’intention de mettre cette pièce en scène. C’est un oratorio, et une version concert est préférable, car c’est un voyage imaginaire… ce qui est, notamment, évident dans la scène finale aux Enfers. De ce fait, lorsque le spectateur a une image en tête, cela ne correspond pas forcément avec ce qu’il voit sur scène.
Après La Damnation, j’étais donc prêt pour Benvenuto Cellini que j’ai interprété alors avec John Nelson et avec John Eliot Gardiner. J’ai d’ailleurs réalisé l’enregistrement avec John Nelson, Joyce Didonato et Laurent Naouri.
Ensuite, John Eliot m’a demandé d’incarner Enée dans Les Troyens ! Ce fut, en 2003, au Châtelet, avec Susan Graham, et Anna Caterina Antonacci. La mise en scène de Yannis Kokkos était très belle et tout était si bien préparé ! Nous avions une répétition musicale chaque matin avec le maestro Gardiner. Il faut également préciser que ce fut, de surcroît, la première fois que Les Troyens furent donnés en une seule soirée.

Vous vous éloigniez petit à petit de Rossini…

Lorsque vous en êtes à chanter Berlioz, il devient alors très difficile de « retourner » chanter des rôles légers ! Chez Rossini, il était donc temps, pour moi, de me tourner vers Tancrède, Ermione et Otello. Et il fut ensuite facile de passer du bel canto au Verdi de jeunesse, car, finalement, on peut dire que c’est, le même genre de musique. Cette période de cinq ans a vraiment été une transition.
En 2008-2009, je n’étais pas tout à fait certain de ce que je pouvais faire, d’autant que Verdi n’avait jamais été « dans mes plans » ; notamment parce que lorsque vous avez commencé à chanter Rossini, vous apparaissez vite comme un spécialiste de Rossini ! Et, tout ce que vous essayez de faire hors de Rossini n’apparaîtra alors pas comme naturel.
Finalement, mon manager italien a eu un projet pour moi, celui de chanter Norma avec le Santa Cecilia orchestra. Pour tout dire, au début, je n’étais pas très enthousiaste. Vous savez, vous avez des idées qui s’installent dans votre tête, vous pensez que vous êtes à un endroit et que vous ne devez pas en bouger. De plus, qui étaient les grands Pollione ? Corelli, Vickers, del Monaco ! Ainsi, lorsque j’ai commencé à étudier le rôle, j’ai d’abord pensé que je ne pouvais pas le faire. Et puis, un jour, en fermant la partition, j’ai regardé la couverture, et j’y ai lu : « Norma de Bellini » ! Et je me suis dit : mais c’est Bellini ! Chante-le comme Bellini ! Tu sais comment chanter cette œuvre ! Et ce fut une révélation pour moi.
Finalement, je l’ai chanté énormément de fois. C’est d’ailleurs devenu un de mes rôles préférés parce que c’est très court (rires) : aria, duetto, terzetto, duetto et basta ! Ma première Norma était avec Giovanna Cassola, Sonia Ganassi et Kent Nagano à la direction.

Vous étiez donc prêt pour de nouvelles audaces.

Cette prise de rôle déclencha chez moi l’idée que je pouvais désormais aller plus loin. Et le projet suivant que mon manager me proposa fut I Vespri Siciliani à Turin. L’histoire est d’ailleurs assez drôle : j’allais chanter La Damnation de Faust à Manchester avec le Maestro Gianandrea Noseda, le BBC orchestra et Ildar Abradzakov, dans le rôle de Mephistopheles. Et le chef avait aussi pour projet de conduire I Vespri. Mon manager m’a alors dit : « Va faire ton concert et il est possible que le maestro te propose de chanter Vespri… ou pas ! ». Donc, nous sommes en répétition durant une heure, et Noseda demande alors à me parler… Je savais bien ce qu’il allait me demander (rires). Je lui ai répondu : « Je n’ai aucune idée de ce qu’est cette musique ; je ne l’ai jamais fait auparavant, mais si vous pensez que je peux, je serai ravi de le faire ». Et j’ai donc accepté. Mais c’est seulement quand je me suis penché sur la partition que je me suis rendu compte à quel point ce rôle est long ! (rires).
C’est aussi long que Don Carlo, mais Arrigo chante trois fois plus que Carlo ! Il est en scène en permanence. Quoi qu’il en soit, ce fut un beau succès.
Il se trouve qu’il y eut une retransmission sur la RAI 5 (de ces Vêpres ainsi que du Nabucco de Rome avec Muti), car cela coïncidait avec le 150e anniversaire du Risorgimento.
Ensuite, Tout est ensuite allé très vite pour Verdi : Vespri, le Bal masqué, et Otello peu de temps après. J’ai chanté quatre fois la version italienne des Vêpres et deux fois la version française.

Finalement, vous avez montré la voie à certains de vos collègues qui venaient également de Rossini.

Oui, je suis d’ailleurs en contact avec certains d’entre eux. John Osborn, par exemple, est un très bon ami à moi ; il a 20 ans de moins que moi et je me rappelle lui avoir dit : « Regarde, prends ton temps, et tu seras le prochain à faire tout cela ». Je crois vraiment que John en est capable, car il n’est pas seulement un ténor rossinien. D’ailleurs il vient de chanter Les Vêpres Siciliennes à Rome !
J’essaye donc, avec mon expérience, d’aider les autres à effectuer la même transition. La technique belcantiste est une technique qui préserve la voix, qui préserve vos notes aiguës. Dans La fille du régiment, vous avez des contre-ut ; pour Arnold dans Guillaume Tell, la première chose que vous chantez comporte un si bémol et un do. Donc, lorsque vous chantez autre chose, vous n’avez rien à changer ; vous devez juste chanter avec votre voix. Lorsque j’ai commencé en 2011 avec Les Vêpres, j’avais 57 ans ! Ma voix était ma voix définitive, elle n’allait plus changer. La technique reste identique même si, à quelques occasions, j’ai senti que je devais ajuster quelques choses. En fait, aux alentours de mes 50 ans, j’ai senti que ma voix devenait plus large sans que j’aie à faire quoi que ce soit.

Jusqu’à aborder Don Carlos !

Oui ! Nous y voilà, c’est maintenant mon premier Don Carlos ! (lire notre critique) Je pense d’ailleurs que j’aurais pu aborder ce rôle un petit peu plus tôt. Avant Otello ! (rires). Mais c’est bien, je l’aime beaucoup. Et particulièrement lorsqu’est donné l’acte de Fontainebleau.

Ce que ce qui est étonnant, et on l’a vu lorsque des versions « longues » françaises ont été montées à Paris, Lyon et Vienne, c’est que l’on découvre encore des choses.

Oui, il existe tant de différentes versions ! Je n’ai pas encore chanté la version italienne. Mais je pense qu’elle est un petit peu moins complète. Le premier acte, notamment, est extrêmement important pour comprendre la personnalité de Carlo. Vous voyez la relation qu’ont Elizabeth et lui, vous voyez quand ils se découvrent l’un l’autre. Et que soudainement, la situation change complètement pour eux. Si vous n’avez pas cette partie-là, vous comprenez beaucoup moins bien l’opéra.

De la même façon, il y a cette scène dans le jardin où Elizabeth et Eboli décident d’échanger leurs vêtements ; or cette scène est fréquemment coupée et quand elle l’est, on comprend beaucoup moins bien la situation.

Absolument, c’est une scène extrêmement importante.
Par ailleurs, je dois également préciser que c’est très agréable d’avoir une production traditionnelle à Liège. A vrai dire, je suis très heureux de n’avoir pas eu à faire beaucoup de production de « regie theater ». Lorsque vous avez, comme dans cette production, le respect de la musique, de l’époque et du drame, vous ne changez rien, vous n’inventez rien, vous donnez juste l’œuvre telle qu’elle a été écrite et ça marche ! Je suis sûre que le public est ravi. Il n’y a rien d’inutile pour le distraire.

Et, on peut le dire, dans le cas de Don Carlos, le livret est solide ce qui n’est pas le cas de tous les opéras de Verdi.

Oui c’est vrai ; de même que dans le bel canto, vous avez parfois des histoires qui ne sont pas si puissantes. Mais ici, il n’y a rien à faire ! Ça part d’une histoire vraie, comme Otello. Et je pense que transposer Otello à notre époque n’est pas toujours une bonne chose.

Quelle est la suite de votre programme pour la saison ?

Je reprends d’abord Le Prophète à Berlin là même où je l’ai chanté, il y a deux ans. Il faut que je le réapprenne, car Meyerbeer n’est pas facile, notamment du fait de ses récitatifs. Et c’est, de plus, une production assez complexe. Néanmoins, on m’a envoyé la vidéo et donc je peux donc commencer à retravailler sur cette base.

C’est bien de chanter Meyerbeer, car ses œuvres ne sont pas beaucoup chantées.

Berlin a mis en œuvre un Festival sur ce compositeur. Ils ont présenté beaucoup de choses : Les huguenots, Le Prophète… et Dinorah est pour bientôt.

Il fut un temps où Meyerbeer était le roi de Paris.

Oui, il était même le rival de Rossini. J’aime beaucoup chanter Meyerbeer même si c’est parfois un peu long. Nous avions fait L’Africaine à Venise. C’était la version de 3 h30.
Ensuite, il est prévu que je chante Turandot à Rome, dans une nouvelle production, avec Anna Pirozzi. Je l’adore ! (les représentations ont été annulées en raison du coronavirus).

Puis Luisa Miller à Bologne…

En effet ; je l’avais d’ailleurs déjà chanté, ici même, à Liège pour la première fois en 2014. Il faut, malgré tout, que je réapprenne le rôle.

Vous serez également bientôt à Seattle…

Pour Cavalleria Rusticana et Pagliacci. Je les ai déjà chantés à Bilbao en 2015, mais ce sera la première fois aux États-Unis. J’aime beaucoup le rôle dans Pagliacci. Le drame est là : vous avez seulement à être le personnage et à incarner exactement ce qui est écrit pour vous.
Vous n’avez rien à inventer ; il faut seulement être Canio. Pour Turiddu, c’est différent ; il est impétueux, juste comme est représenté l’italien typique d’une certaine époque ! Et c’est un homme terrible.
J’aime les personnages comme Canio qui sont torturés ou encore comme Otello, ou les rôles romantiques comme des Grieux dans Manon Lescaut. Ou Rodolfo encore, ou même Calaf ! Turiddu, lui, est juste horrible. Quand il se fait tuer, finalement on se dit qu’il le mérite bien (rires).
En ce qui concerne Canio, j’ai vraiment été inspiré par Luciano Pavarotti, dans le DVD de sa prestation au Met. Il y est fantastique ! Il est difficile d’imaginer Pavarotti dans le rôle de Canio, car il n’était pas un grand acteur. Et pourtant il y est fabuleux ! Pour moi, c’est le maître dans ce rôle. Et Placido Domingo aussi parce que c’était un bon acteur.
À propos de Domingo, je me souviens l’avoir vu dans Macbeth à Valencia, il y a 4 ans, avec Ekaterina Semenchuk. Elle, vous ne l’imaginez pas a priori forcément dans ce rôle de soprano, pourtant, elle y était fabuleuse. Et Placido, lui, y était incroyable. Qu’on l’aime ou non, qu’il soit un baryton ou un « bas » ténor, il reste grand…

Pour terminer, avez-vous des prises de rôles à venir ?

Oui, j’ai Fidelio pour la fin mai. Jusqu’à présent, je me suis toujours tenu assez loin des rôles allemands. Je ne parle pas la langue et donc, il faut bien s’y préparer. L’an dernier, à Tel Aviv, Zubin Mehta m’a convaincu de le chanter. En revanche, Siegmund de Walkyrie et Siegfried sont des rôles qui m’intimident encore. C’est un monde différent.
Le bel canto, Rossini, Verdi ou le vérisme, sont des mondes certes différents, mais pas tant que ça ! Le langage est le même. En revanche, même si Wagner est de la même époque que Verdi, la musique est vraiment totalement différente et le langage est une difficulté bien réelle pour moi.

© Paul Fourier

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Paul Fourier

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