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Gianandrea Noseda et le London Symphony Orchestra enflamment le Barbican

Gianandrea Noseda et le London Symphony Orchestra enflamment le Barbican

05 April 2023 | PAR Hannah Starman

Ce 2 avril, devant une salle comble du chef-d’œuvre du brutalisme londonien, le Barbican, le London Symphony Orchestra sous la baguette de Gianandrea Noseda, les chœurs du London Symphony et du London Philharmonic et les solistes Simon Trpceski et Vitali Kowaljow nous livrent un puissant Concerto N°5 “l’Empereur” de Beethoven et une bouleversante Symphonie N°13 “Babi Yar” de Chostakovitch. 

Concerto N°5 “l’Empereur” de Ludwig van Beethoven

Le Concerto pour piano N°5 sera le dernier des cinq concertos pour piano de Beethoven. Sa composition, commencée en 1808, se trouvera interrompue par l’armée française qui occupe Vienne le 12 mai 1809. Beethoven passera la plus grande partie du court siège de Vienne dans la cave de son frère Kaspar, la tête couverte de coussins pour ne pas entendre les canons et préserver ainsi le peu d’ouïe qui lui reste. Beethoven admirait le général Bonaparte quand celui-ci semblait vouloir libérer l’Europe de la tyrannie et il lui dédiera initialement sa Symphonie héroïque, mais il sera amèrement déçu quand Napoléon se proclamera Empereur des Français le 18 mai 1804. Dans un excès de rage, le compositeur résolument républicain barrera la dédicace sur la partition de l’Héroïque avec une telle férocité qu’il en déchirera la page de couverture. Les notes guerrières dans les exquises du premier mouvement du Concerto N°5 témoignent encore de la fureur toute beethovénienne contre Napoléon et les Français.

Présenté au public en 1811, le Concerto N°5 enthousiasme la presse qui décrit la composition comme “l’un des plus originaux, des plus imaginatifs, des plus énergiques, mais aussi des plus difficiles de tous les concertos existants.” Outre ses ambiances triomphales, ses rythmes martiaux et ses thèmes agressifs qui constituent ce que le musicologue Alfred Einstein décrit comme “l’apothéose du concept militaire”, le Cinquième Concerto change radicalement et définitivement le rôle de l’interprète dans la composition. Avant, les solistes embellissaient la ligne mélodique principale en ajoutant des ornements et ils jouaient des passages solo (cadenzas) à leur guise, parachevant ainsi la composition par une démonstration de créativité et de virtuosité. Trop sourd pour jouer ses concertos lui-même, Beethoven a mis fin à cette pratique en écrivant, dans la partition du Cinquième Concerto, juste avant la conclusion du premier mouvement, là où on attendait la cadence du soliste, “ne jouez pas la cadenza et procédez immédiatement à la suite.”

Un Concerto de toutes les ruptures

Rompant encore avec la convention, le premier mouvement du Cinquième Concerto ouvre avec une cadenza dans laquelle le pianiste introduit la grandeur de l’œuvre avec une série d’arpeggios magistraux et virtuoses. Défiant avec élégance le diktat du compositeur malentendant et aigri par les velléités impériales françaises, le pianiste macédonien, Simon Trpceski, apporte clairement sa touche apaisante à ce Concerto guerrier et péremptoire.  L’orchestre sous la direction précise et énergique d’un Gianandrea Noseda exigeant et inspirant, intervient in tutti avec le thème d’ouverture, une mélodie vigoureuse, presque martiale, avec un son rond, généreux et équilibré. Le second thème, délicat et pianissimo, en est un écho suave et fluide. Lorsque le piano entre avec le premier thème, celui-ci est joué avec douceur et contemplation. Le second thème commence avec une finesse toute rêveuse, mais rapidement, l’orchestre le transforme en une marche frénétique. Arrivé à la cadenza imposée par le compositeur, Trpceski l’exécute avec une espièglerie légère et charmante. Beethoven rallonge la partie finale du mouvement qui englobe toute la cadence, relativement brève, dans la réexposition et se termine dans un éclat épique.

Une partie de la salle se met à applaudir vigoureusement sous les regards médusés des spectateurs avisés. Le programme indique que le concert sera enregistré pour la série LSO live et derrière son piano, Trpceski secoue aimablement la tête, l’index sur les lèvres, en direction du public. À peine le silence restauré, un petit groupe de jeunes, gobelets de café et chips dans les mains, entre dans la salle et commence à s’asseoir par terre devant la scène. La section de cordes hausse les sourcils comme un seul homme et l’affable Trpceski, tel un maître dans un palais austro-hongrois, leur indique discrètement des fauteuils vides au premier rang. Quelques rires éclatent. Implacable, Noseda attend que les jeunes s’installent et que les toux cessent, avant de poursuivre.  

Simon Trpceski solaire et généreux

Le deuxième mouvement ouvre avec une mélodie sereine, presque religieuse, portée par les cordes, auxquelles le piano répondra avec des variations méditatives embellissant le thème d’ouverture à chaque répétition, jusqu’à ce que l’ensemble se transforme et se révèle comme étant le thème principal du Rondo final retentissant qui s’enchaîne sans interruption. Dans le mouvement final, Trpceski démontre encore une fois la remarquable agilité et la finesse de son jeu. Au pupitre, Noseda ne lâche rien, ni de la puissance impérieuse ni de la délicatesse poétique de cette œuvre aussi grandiose que subtile. On raconte qu’un jour, Beethoven aurait menacé un officier français dans un café en lui disant : “Si j’étais général et en savais autant sur la stratégie que j’en connais sur le contrepoint, je vous en donnerais pour votre argent !”. On n’en doute pas un instant.

Pourtant, avec la grâce obstinée qui semble le caractériser, Simon Trpceski transforme la fureur beethovénienne en un puissant message de paix en introduisant son bis, le Menuetto de la Sonate pour le piano N°18 avec les mots : “Que cette paix intérieure de Beethoven enseigne aux humains comment établir la paix dans le monde.” Sans laisser résonner les dernières notes, des applaudissements, des cris, des sifflements de joie et des “bravos !” retentissent dans la salle, aussi chaleureuse que peu regardante des conventions formelles.

Symphonie N°13 “Babi Yar” de Dmitri Chostakovitch

L’ambiance devient sombre et solennelle dans la deuxième partie avec la magistrale Treizième Symphonie de Chostakovitch, surnommée “Babi Yar” d’après le massacre de 33 711 juifs aux abords du ravin Babi Yar près de Kiev. Pour sa composition, Chostakovitch s’inspire des poèmes d’Evgueni Evtouchenko sur le massacre de Babi Yar et autres violences antisémites dont l’affaire Dreyfus, le pogrom de Bialystok, le destin d’Anne Frank. Ce sont les nazis qui vont perpétrer le plus grand massacre de la “Shoah par balles” les 29 et 30 septembre 1941, mais le sujet reste néanmoins tabou dans l’Union soviétique des années 1960. Chostakovitch confie à Edison Denisov, un compositeur proche, “qu’il a toujours détesté l’antisémitisme” et à propos de Babi Yar d’Evtouchenko, il dit à son ami Solomon Volkov : “Le poème m’a surpris. […] Beaucoup avaient entendu parler de Babi Yar, mais c’est avec ce texte qu’ils s’en sont vraiment rendu compte. […] Ce texte est devenu une preuve même que ce qui s’est passé à Babi Yar ne sera jamais oublié. Voilà une preuve de la puissance de l’art.”

Chostakovitch achève la composition de la Treizième en 1962 en y ajoutant trois autres poèmes publiés d’Evtouchenko. L’Humour qui célèbre de la force indomptable et corrosive de l’humour, Au magasin qui rend hommage au le courage et à la patience des femmes russes, Carriérisme qui critique l’ambition matérialiste et la trahison des idéaux et Angoisses, écrit à la demande du compositeur pour condamner de manière univoque la répression stalinienne. La création de la Treizième sera mouvementée. Ce ne sera pas la critique du régime stalinien qui gênera le plus les autorités soviétiques, mais la dénonciation de l’antisémitisme. Khrouchtchev menace ainsi à plusieurs reprises d’interdire l’exécution de l’œuvre qu’il juge “trop juive” et il contraint Evtouchenko de réécrire la première strophe de son poème pour dire que des Russes et des Ukrainiens non juifs avaient également péri à Babi Yar. Le grand chef d’orchestre russe, Ievgueni Mravinsky, refuse de diriger la première et c’est Kirill Kondrachine (qui passera à l’Ouest en 1978) qui le remplacera. Deux basses sont pressenties pour chanter la partie soliste, mais le premier refuse et le second, qui accepte, reçoit l’ordre de quitter les répétitions le jour de la générale. Ce sera sa doublure, Vitaly Gromadski, qui chantera Babi Yar le 18 décembre 1962 à Moscou. La création de la Symphonie Babi Yar sera un évènement sensationnel en Union soviétique et connaîtra un succès immédiat.

“Je suis … le juif “: Vitali Kowaljow bouleversant 

La symphonie vocale compte cinq mouvements, chacun basé sur un poème. Le premier, Babi Yar, une élégie funèbre à la mémoire des victimes, est chanté par des voix aux tessitures graves ponctuées de coups de cloche. La tension et l’émotion sont palpables dès les premières mesures lorsque le chœur chante “Non, Babi Yar n’a pas de monument / Le bord du ravin, en dalle grossière.” Le soliste recrée une série de scènes de l’histoire de la persécution des juifs, chacune commençant par “Je suis… le juif Dreyfus / le garçon à Bialystok / Anne Frank.” La basse ukrainienne Vitali Kowaljow imprègne les mots d’une douleur bouleversante en portant une attention particulière à l’articulation du poème en russe. On ne peut s’empêcher de penser à l’actualité lorsque Kowaljow, magistral, chante les mots “Je suis chaque vieillard fusillé ici / Je suis chaque enfant fusillé ici / Rien en moi n’oubliera jamais cela !” Noseda, le LSO et les chœurs de London Symphony et de London Philharmonic donnent tout ce qu’ils ont et font corps avec la musique écrasante et dévastatrice qui dénonce avec flamme et courage la haine de juifs, de l’humiliation de Dreyfus à la terreur des pogroms et de la barbarie nazie.

Le deuxième mouvement, l’Humour, offre quelques minutes de répit. L’humour est incarné par un personnage irrépressible représenté par une musique alternant le grandiloquent et le sarcastique évoquant le fou rire d’un condamné montant sur l’échafaud. Les interventions du soliste et du chœur se feront plus légères. Les musiciens se balanceront au rythmes entraînants et au pupitre Noseda esquissera quelques pas de danse. Seul Kowaljow gardera une expression grave qui anticipera déjà les deux prochains mouvements dédiés de nouveau à la souffrance, Au magasin et Angoisses. Le premier représente la terreur subie par l’individu sous forme de l’endurance résignée des femmes soviétiques faisant la queue dans l’espoir d’acheter quelques victuailles. “Elles ont toujours tout supporté, elles supporteront toujours tout.” Les effets musicaux spéciaux, tels que les claquements de blocs de bois, créent une ambiance étrange et oppressante. On visualise facilement la marche lente et pénible des femmes qui vont travailler ou chercher leur maigre ration de nourriture. Dans le quatrième mouvement, Angoisses, Chostakovitch exprime l’expérience physique de la peur de la dénonciation, de l’arrestation ou de la déportation, incarnée par le son des coups sur la porte. Le motif des frappes à la porte est porté par l’orchestre entier qui introduit la menace des percussions aux sonorités étouffées évoquant un orage qui se profile à l’horizon, et la développe avec acharnement impitoyable jusqu’au sommet terrifiant. En revanche, les peurs secrètes, la peur de parler à un étranger ou la peur de se confier à son épouse s’expriment par une alternance entre les cordes graves, un long solo de tuba, des interventions des cuivres en sourdine et un air de basse hagard.

“Si l’on perd la conscience, on perd tout” 

Le cinquième et dernier mouvement, Carriérisme, s’attaque à la question universelle de l’intégrité personnelle face aux pressions. Prenant l’exemple de Galilée, Evtouchenko expose le problème du courage de défendre ses convictions avec les mots : “Un certain scientifique, contemporain de Galilée, n’était pas plus stupide que Galilée / Il savait que la terre tournait / mais il avait une famille.” Le texte ironique, porté par le soliste, le chœur et le basson joyeux et insouciant contraste fortement avec les interludes orchestraux d’une beauté lumineuse et porteuse d’espoir. Avec ses prises de position en faveur des juifs et contre l’oppression, Chostakovitch prenait indéniablement le risque pour lui-même et sa position de musicien en Union soviétique. Si l’on se demande encore pourquoi, les réponses se trouvent dans les dernières paroles de Babi Yar : “Je n’ai pas une goutte de sang juif / Mais, détesté d’une haine endurcie / je suis juif pour tout antisémite / C’est pourquoi / je suis un Russe véritable. Chostakovitch remerciera Evtouchenko pour avoir restauré la conscience, car, comme il l’a déclaré à son élève Boris Tishchenko “si l’on perd la conscience, on perd tout.”

Ce dimanche soir, au Barbican, le London Symphony Orchestra sous la baguette de Gianandrea Noseda, les chœurs du London Symphony et du London Philharmonic et le soliste Vitali Kowaljow incarnent ce message poignant et plus que jamais d’actualité dans une interprétation magistrale et sans réserve, à la hauteur de l’immense symphonie qu’est la Treizième de Chostakovitch.   

Visuels : © Mark Allan

 

 

 

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