Danse
“Kontakthof”, le grand ballet de Pina Bausch au Palais Garnier

“Kontakthof”, le grand ballet de Pina Bausch au Palais Garnier

06 December 2022 | PAR Lucine Bastard-Rosset

Kontakthof est la troisième pièce de Pina Bausch, à entrer au répertoire du Ballet de l’Opéra national de Paris. Du 2 au 31 décembre, vingt-six danseu.r.se.s réinterprètent ce chef-d’œuvre du ballet contemporain entre les murs du Palais Garnier. 

Le Tanztheater Wuppertal

En 1973, Pina Bausch est nommée à la tête du Wuppertal qu’elle rebaptise Tanztheater Wuppertal, autrement dit, le “théâtre-dansé de Wuppertal”. Cette appellation met l’accent sur la vision qu’avait Pina Bausch de la danse : celle-ci ne peut pas être réduite qu’au simple mouvement et est indissociable de l’expression et de la parole. La danse dans sa vision classique ne peut répondre à toutes ses attentes, c’est pourquoi elle la revisitait à sa manière, dévoilant l’intériorité de ses danseurs.

Suite à la mort de Pina Bausch en 2009, la compagnie du Tanztheater Wuppertal a continué à faire vivre les œuvres, devenues des classiques dans le monde de la danse. Elle a tenté de les préserver et de les développer, les transmettant aux nouvelles générations de danseurs. Après treize ans sans direction, Boris Charmatz a pris la tête en septembre 2022 du Tanztheater Wuppertal, donnant ainsi un nouvel avenir à une compagnie tournée vers le passé depuis trop longtemps.

La parade

Sur scène, ils sont vingt-six danseurs de l’Opéra national de Paris à s’installer en fond de scène sur des chaises disposées en ligne contre les murs : Eve Grinsztajn, Letizia Galloni, Clémence Gross, Caroline Osmont, Victoire Anquetil, Laurène Levy, Charlotte Ranson, Camille de Bellefon, Lucie Devignes, Awa Joannais, Amélie Joannidès, Héloïse Jocqueviel, Sofia Rosolini, Germain Louvet, Alexandre Gasse, Axel Ibot, Florimond Lorieux, Daniel Stokes, Matthieu Botto, Julien Cozette, Yvon Demol, Maxime Thomas, Nathan Bisson, Julien Guillemard, Loup Marcault-Derouard et Antonin Monié.

 

Une danseuse en robe rose se lève et s’avance seule en direction du public. Elle regarde droit devant elle, traverse la scène pour finir au plus près du public. Là, elle se fige puis prend des poses lentes : de face, de dos, de face en se tenant la tête, dévoilement des dents en un sourire crispé, de profil, de face en levant les mains, de face en levant le pied droit. Puis, elle repart, dans la même démarche simple et droite. Aucun commentaire, rien, seulement ce corps dévoilé aux autres. Un danseur prend alors la relève en suivant le même protocole. L’ensemble de la troupe suit, seul ou en groupe. 

Cette scène d’ouverture met un point d’honneur sur la volonté qu’avait Pina Bausch de parler du regard. Elle débute tel un défilé de mannequin et rappelle les concours de danse où le jury doit juger de l’apparence physique du danseur. Ici, l’homme perd toute son humanité et devient l’objet d’un regard inquisiteur. Il se montre et se laisse voir. Cette façon d’être dévisagé et de se laisser dévisager annonce la suite de la pièce durant laquelle les danseu.r.se.s ne cessent de se juger, de se regarder et de se montrer. Chacun devient un regardant et un regardé, juge tacite de ceux qui l’entourent. 

L’ambiguïté des passions humaines

Dans Kontakthof, Pina Bausch explore la profondeur des passions humaines et met en exergue l’ambiguïté des relations. Comment se comporte-t-on en société ? Qu’est-on aux yeux des autres ? Qu’est-il possible d’accepter ? Que doit-on rejeter ? C’est sur ce type de questionnements que se base la pièce et bien qu’elle se déroule au siècle dernier, les mécanismes relationnels restent inchangés de nos jours, conférant à la pièce une forte valeur actuelle. 

Pina Bausch explore les tréfonds de l’âme humaine et dévoile des vérités intemporelles qui frappent par leur justesse et leur brutalité. Elle esquisse une frontière poreuse entre l’intimité et le social : les deux se mêlent et se confondent, leur intrication est totale. Les hommes et les femmes sont frappés par des sentiments et des comportements qu’ils ne parviennent pas à contenir et qui explosent dans un fracas de gestes et de cris. Ces passions ressortent dans des gestes qui tournent à l’obsession, qui sont répétés et répétés, marqués par une gestuelle déstructurée. 

Pina Bausch aborde des thèmes d’une rare violence – le harcèlement sexuel, le non-consentement, la violence physique ou encore le suicide – via le regard de l’autre. Le spectateur se transforme en une sorte de voyeur et se confronte à des comportements sociaux trop souvent ignorés. Il devient la “meute” qui se rassemble pour regarder un acte violent, attiré par le sang et le sensationnel. Les envies malsaines prennent le dessus et sont accentuées par des danseu.r.se.s qui applaudissent des actes brutaux et violents. C’est le cas dans une scène où plusieurs danseu.r.se.s se suicident ou s’automutilent, acclamés par le reste de la troupe. 

Une danse à l’esthétique particulière

Selon Pina Bausch, “Kontakthof est un lieu où l’on se rencontre pour chercher le contact”. De ce présupposé naît toute la danse de la pièce, une danse basée sur des contacts parfois “tendres, maladroits, violents, grotesques, brutaux ou amusants” et découlant de la réalité. Pour la réaliser, les danseu.r.se.s de l’Opéra ont du sortir des mouvements de la danse classique pour chercher une esthétique plus marquée et moins gracieuse, une esthétique plus “vraie”, ce qui peut paraître assez contradictoire en vue de leurs habitudes. Pourtant, il.le.s ont réussi.e.s avec talent à s’emparer de cette gestuelle et montrent leur capacité à la modeler avec le jeu théâtral.

On retrouve dans cette danse une expression de ce qui nous entoure et les danseu.r.se.s se dévoilent tout autant que leurs personnages. Ils vont chercher au plus profond d’eux-mêmes des comportements excessifs qui amènent à un lâcher prise total. Héloïse Jocqueviel, Camille de Bellofon ou encore Awa Joannais se démarquent tout du long grâce à leur capacité de transformer leur visage au fil des émotions. Folie, joie, tristesse, peur, désir, rien ne les arrête.

Le rapport homme/femme

En allemand, le terme kontakt signifie “au contact des gens” ou encore “entrer/être en liaison/relation avec”. Dans Kontakthof, ce sont les hommes et les femmes qui sont mis en relation : ils se touchent, se contemplent, se désirent. Cette pièce parle des relations complexes tissées entre des personnes de sexes opposés, faisant de l’amour et du désir le sujet principal.

Cette scène de bal devient le centre des altercations et de l’expression des désirs. Les allusions sexuelles se multiplient dans des gestes – tel le mouvement de va et vient du cheval à bascule automatique – et la voix – des femmes gémissent et poussent des cris. La frontière entre tourment et plaisir se floute : ces cris traduisent autant une douleur qu’un plaisir sensuel. 

Cette relation entre l’homme et la femme est vue sous le prisme de différents sentiments et ressentis : la joie, la douceur, la timidité, la peur, la violence voir le rire. Pina Bausch tourne en dérision certains passages, menant la danse jusqu’au burlesque, comme dans la scène où les danseu.r.se.s se déhanchent grossièrement, mettant en avant leurs fesses sur une reprise de la musique Je Cherche après Titine utilisée par Charlie Chaplin dans Les Temps moderne. A l’inverse, certains passages font ressortir la violence de ces relations, dévoilant un plaisir sadique et pervers. 

Des danseurs qui pretent leur voix

Les choix du traitement sonore permettent de saisir des bribes d’instants et de les mettre en lumière. Les danseu.r.se.s utilisent les micros présents sur scène pour preter leur voix aux personnages. Grâce à ce procédé, on accède à des discussions et des pensées qui nous échapperaient, dévoilant et traduisant des discours intérieurs et intimes. Héloïse Jocqueville en vient à plusieurs moment à crier, pleurer ou répéter indéfinimment “Darling” sous différentes intonnations, proposant un personnage riche en couleurs.

 

Les danseurs de l’Opéra national de Paris ont réussi avec brio à transmettre une grande force émotionnelle. Leur danse mêlée à leur jeu d’acteur nous permet d’accéder à l’univers de cette metteuse en scène et redonne vie à son ballet. Ils proposent une réinterprétation à la foi fidèle et personnelle.

 

Visuel : ©Ursula Kaufmann

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Lucine Bastard-Rosset
Après avoir étudié et pratiqué la danse et le théâtre au lycée, Lucine a réalisé une licence de cinéma à la Sorbonne. Elle s'est tournée vers le journalisme culturel en début d'année 2022. Elle écrit à la fois sur le théâtre, la musique, le cinéma, la danse et les expositions. Contact : [email protected] Actuellement, Lucine réalise un service civique auprès de la compagnie de danse KeatBeck à Paris. Son objectif : transmettre l'art à un public large et varié.

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