
Hofesh Shechter viscéral à l’Opéra de Paris
Événement ! Deux des toutes premières pièces du plus israélien des chorégraphes londoniens, ont fait leur entrée au répertoire de l’Opéra de Paris. In your Rooms et Uprising sont l’occasion d’ajouter aux fondations de la prestigieuse maison parisienne l’énergie animale de Shechter.
Enragées
Cela fait bientôt vingt ans que les pièces de ce chorégraphe formé par Ohad Naharin s’emparent des plateaux parisiens, souvent ceux de feu le Théâtre de la Ville (Châtelet) ou de la Villette. Et toutes les pièces de Hofesh ont en commun un mot : la rage. Une rage lumineuse, qui exulte la violence. Il lui faut des grands plateaux, immenses, pour que les danseurs et les danseuses puissent se lancer dans des courses folles ponctuées de sauts qui sont des actes, des corps jetés en l’air comme pulsés par des bombes. C’est ça, l’écriture de Hofesh Shechter.
Et bien avant Show, Sun, ou encore Grande Finale (le plus grand chef-d’œuvre de Shechter à ce jour), il y a donc eu d’autres explosions. Uprising (2006) et In your rooms (2007) en font partie. Elles rejoignent The Art of Not Looking Back, entré en 2018 au répertoire du Ballet de l’Opéra.
Uprising : testostérone guerrière
Uprising a la particularité d’être dansée par une armée de sept danseurs : Alexandre Gasse, Jack Gasztowtt, Simon Le Borgne, Hugo Vigliotti, Takeru Coste, Loup Marcault-Derouard et Antonin Monié. Ils se ruent vers nous et stoppent net, bien rangés en position de pirouette. Le geste classique s’arrête là, même si dans l’écriture, Shechter flirte souvent avec le baroque. On le sait, cet artiste est percussionniste et compositeur de formation. Sa maîtrise du rythme est organique. Mais au-delà de l’énergie et de la vitesse vertigineuse qu’il met en scène, son écriture chorégraphique s’apparente à l’art du montage : on y retrouve des effets de collage, de ralenti, d’accélération, de superposition. L’impression d’ensemble reste celle d’une grande fluidité, grâce à l’agencement éclairé de ces multiples fragments et à la maîtrise de l’espace. Uprising évoque le surgissement toujours possible de la violence, son imminence – ainsi, une simple accolade peut rapidement virer au règlement de compte. « L’homme est un loup pour l’homme », nous rappelle Shechter.
On retrouve ici les gestes clés qui traversent son œuvre, avec d’abord cette idée très bien menée d’une accumulation qui ne déborde pas. Les bras sont très présents, ils foudroient l’air qui les entoure. Les jambes sont souvent écarts, pour plus d’appui. Il y a du saut, des marches tribales, un tempo qui dépasse le hardcore. Et pourtant, l’ensemble, porté par l’exigence du ballet est ultra tenu. Si la guerre a lieu sur ce plateau-là, elle rappelle, par ce rappel de pirouette non exécutée, que la civilisation n’est jamais loin.
In your rooms, seuls face au cosmos
In your rooms fait monter la température encore d’un cran. Cette fois-ci, les protagonistes sont mixtes : Marion Barbeau, Letizia Galloni, Clémence Gross, Caroline Osmont, Ida Viikinkoski, Laurène Levy, Charlotte Ranson, Marion Gautier de Charnacé, Awa Joannais, Amélie Joannidès, Héloïse Jocqueviel, Seohoo Yun, Axel Ibot, Alexandre Gasse, Jack Gasztowtt, Antoine Kirscher, Simon Le Borgne, Mickaël Lafon, Hugo Vigliotti, Takeru Coste, Loup Marcault-Derouard et Antonin Monié vont en meute, elle aussi civilisée, se retrouver souvent au sol, sur genoux écartés, avec comme seul moyen d’expression les mains, en supplication. Une voix, celle du chorégraphe, s’amuse à les manipuler comme des marionnettes au point de dire « ne suivez pas les leaders, suivez-moi ». La dictature n’est pas loin. L’idée qu’un seul fou peut vous anéantir non plus. Cette pièce donne aux danseurs et aux danseuses des allures de Juifs des ghettos en Pologne. Ils sont au bord du gouffre. La joie est dans les bras qui entrainent le dos vers l’arrière et qui cherchent dans le ciel un dieu absent. Ce geste-là, essentiel dans la grammaire shechterienne, est une filiation des danses juives orthodoxes d’Europe de l’est. Il y a cette idée de danser pour ne pas crever.
Dans In your rooms, les moments doux ne sont pas rares, presque des slows même ! Il faut dire que l’orchestre surveille, accroché là-haut sur une estrade invisible. Mais quand les percussions s’en mêlent, les corps deviennent fous, catapultés comme lui seul sait le faire, avec cette pointe d’apocalypse. Là encore, la composition ne cesse de figer les danseurs et les danseuses avant de les remettre en mouvement, pieds en seconde pour s’ancrer encore plus au sol et dos creusé. L’occasion est donnée d’offrir au groupe des focus, notamment sur Marion Barbeau, hyper précise alors que le tempo est frénétique.
Ces deux pièces sont très israéliennes. Cette danse apocalyptique dit la vie dans un état d’urgence permanent, et la façon dont la course reprend le dessus sur l’inaction. Rage de dire, sueur au litre (placés merveilleusement bien au deuxième rang, nous avons vu la sueur gicler en halo), tout dit l’urgence d’en finir. L’humanité est finie, les hommes finissent seuls avec la nostalgie du souvenir de leurs amours disparus.
C’est très émouvant de savoir que ces danses sont désormais au répertoire de l’Opéra de Paris, qu’elles seront donc transmises encore et encore. Car ce chorégraphe sait transmettre une énergie rare, il sait s’approprier le corps comme un instrument. Ses ruptures de rythme maîtrisées au cordeau font de lui depuis longtemps un immense chorégraphe.
Palais Garnier – du 14 mars au 03 avril 2022
Visuel : ©Julien Benhamou