Opéra
Sellars et Viola continuent à nous enivrer avec Tristan et Isolde à Bastille

Sellars et Viola continuent à nous enivrer avec Tristan et Isolde à Bastille

19 January 2023 | PAR Paul Fourier

Cette production, qui fut aussi révolutionnaire que fondatrice, a conservé son impact visuel et émotionnel. En fosse, Gustavo Dudamel fait du beau travail, mais peine à atteindre l’excellence quand la distribution, controversée, tient globalement la route.

En septembre 2004, Gérard Mortier prend les rênes de l’Opéra de Paris. Son mandat où va régner la novation – et souvent aussi la provocation – marquera durablement l’histoire de l’institution. De son insolente créativité naîtra, en avril 2005, ce Tristan et Isolde confié au metteur en scène Peter Sellars et au vidéaste Bill Viola. L’on doit avouer que depuis, on a vu bien des mises en scène qui cherchaient à éclairer le génial mystère de Tristan. Mais dix-huit années après, il semble qu’aucune n’ait réussi à égaler la puissance de la scénographie globale de cet ensemble, qui allie spatialité, impact de la vidéo, force du jeu des acteurs-chanteurs et adhérence au chef-d’œuvre wagnérien.

Influencé par la philosophie pessimiste de Schopenhauer, mais aussi par le bouddhisme, c’est dans les années 1857 à 1859 que Wagner compose ce Tristan dans lequel la mort jouxte l’amour absolu, un amour qui peut élever, qui peut blesser, qui peut tuer. Durant les cinq heures de l’opéra, les deux amants combinent un désir de mort et un amour infini qui les saisit par surprise, en raison du philtre échangé par Brangäne.

Pour s’approcher, pour se débarrasser à tout jamais des traces du passé qui les lient de manière cruelle et pouvoir renaître (ou mourir) en deux êtres nouveaux, les deux amants doivent se mettre à nu. Ici même, la simulation de mort qu’ils s’infligent en plongeant longuement leurs visages dans l’eau, leur fera côtoyer l’issue qu’ils espèrent et redoutent finalement tant. Le temps sera tantôt, celui du songe, tant les personnages sur l’écran semblent se désagréger, tantôt, celui de l’aveuglement que produit une lumière blanche qui anéantit tout, l’aveuglement qui permet l’amour fou qui fait perdre la raison et la vie.
Chez Sellars et Viola, le spectacle est total ; il parvient même à s’affranchir des frontières de la scène. À leur tour, Brangäne ou le marin – mais également certains des éléments de l’orchestre comme le cor anglais – apparaissent dans ou derrière les balcons côté jardin ou cour, et nous rappellent que Wagner aspirait à ce que le public soit enveloppé par sa musique. À la fin de l’acte I, nous, spectateurs, nous retrouvons même inclus dans l’action quand la grande salle de Bastille s’éclaire et nous met alors, nous aussi, à nu… puis nous replonge dans le noir.
Car le jour et la nuit jouent, tous deux, un rôle important dans l’opéra et, indéniablement, Tristan et Isolde préfèrent la nuit, car l’obscurité dissimule leur amour interdit. Et il y a les éléments : l’eau omniprésente, cette eau qui purifie, cette eau qui engloutit et où l’on peut se noyer si facilement ; la nature, à l’instar de cette forêt dans laquelle se cachent les deux amants, mais ils peuvent s’y retrouver, telles des bêtes traquées ; et le feu qui, lui aussi, est source de purification, de chaleur et de mort.
Enfin, il y a le temps qui s’étire tant dans Tristan et Isolde. Sellars et Viola en jouent chacun à sa façon. Les personnages réels, sur scène, ne bougent pas plus que nécessaire tant leurs sentiments se situent, en grande partie, au-delà de toute action. Quant aux vidéos de Viola, elles nous montrent cette femme et cet homme qui marchent vers nous et viennent de si loin qu’ils ne sont, au départ, que de minuscules points blancs.

Et… les mots manquent pour décrire cette fin sublime qu’aucun des spectateurs qui y a assisté ne pourra gommer de sa mémoire tant Viola a su mettre en images l’« après », ce moment où le corps n’est plus qu’enveloppe quand l’âme, elle, s’envole…

La distribution de cette première n’a pas fait l’unanimité

Et c’est Mary Elizabeth Williams qui foulait les planches de Bastille pour la première fois qui en a fait les frais. Certes, l’on peut se demander si la voix de la soprano peut s’accorder avec Isolde, car la technique est parfois trop sommaire et la voix plutôt rêche pour ce rôle. Elle peine également à traduire la personnalité de la princesse et parvient mal à passer de la rage du premier acte à l’expression de l’amour absolu des actes suivants. Et il est vrai que sa puissance n’en fait pas naturellement la soprano dramatique recherchée ici.
Mais, une fois de plus, les huées qu’elle a reçues à deux reprises interpellent… Car les siffleurs qui se sont bruyamment manifestés, ces mécontents répétitifs de première à l’Opéra de Paris, en se défoulant ainsi, n’ont guère tenu compte de l’extraordinaire énergie dont Williams a fait preuve durant tout l’opéra. Ils ont, une nouvelle fois, renvoyé l’image d’une certaine catégorie du public parisien, celle qui souffre d’une insensibilité crasse et aime à étaler sa cruauté.

Michael Weinius, lui, s’est fort bien sorti du rôle de Tristan et – chose pas évidente – n’a jamais montré de signes de faiblesse durant le terrible troisième acte. Certes, comme beaucoup de ses confrères, on l’a senti un peu sur la réserve dans les actes précédents, d’autant qu’il était confronté à l’Isolde de Williams. Mais, progressivement, il est monté en gamme, d’abord en phase avec sa partenaire, dans un très beau duo d’amour puis seul en scène, isolé sur son lit, dans son couloir de mort, pour donner un chant magnifique fait d’hallucinations et d’amour.

En Brangäne, Okka von der Damerau se montre irréprochable. Quasiment sœur d’Isolde – Williams au tout début, elle est la messagère intègre entre sa maîtresse et Tristan. Ensuite d’un balcon côté jardin, elle transmettra ses craintes d’une voix pleine et ronde qui emplira tout l’espace de Bastille.

Intervenant tardivement dans l’opéra, en Roi Marke, Eric Owens nous a offert comme une pause ambigüe dans l’action et, d’une voix qui semble bâtie pour le souverain fatigué, a donné ce monologue, extraordinaire moment de pure souffrance lorsqu’il se retrouve écartelé entre l’amour qu’il porte à Tristan et le déshonneur de la situation qui l’engloutit.
Ryan Speedo Green a lui, superbement porté ce Kurwenal isolé dans un carré de lumière qui assiste à l’agonie de son maître. Si bien peu de choses ont permis à Neal Cooper de parvenir à donner de l’intérêt au personnage de Melot, le marin-berger de Maciej Kwasnikowski et le timonier de Tomasz Kumiega se sont avérés de très bonne tenue.

De Gustavo Dudamel, on pouvait attendre plus flamboyant dans une œuvre qui a été aussi élaborée par Wagner comme un genre nouveau, une forme de « symphonie avec voix ». Le prélude n’a pas procuré cette entrée en matière enveloppante qui permet conceptuellement de rejoindre Tristan et Isolde sur leur navire. Le chef s’est, ensuite, parfois, souvent borné à accompagner les chanteurs qu’à nous gagner à la délicieuse – et oppressante – ivresse de cette musique. C’est en toute fin d’opéra que l’on retrouvera enfin une énergie, décuplée par la vidéo de Bill Viola, qui nous fait approcher les sentiments paroxystiques du couple maudit.

Ce retour de Tristan et Isolde fut donc une soirée plutôt compliquée mais, toutefois, magique à constater le plaisir pris par la grande majeur partie du public. Et ce fut, toujours grâce à Peter Sellars (qui est venu saluer à la fin) et à Bill Viola, une passionnante expérience sensorielle, une de ces expériences que nul amoureux de l’opéra ne peut décemment ignorer s’il accepte de se faire engloutir dans ce chef-d’œuvre absolu qu’est Tristan et Isolde.

Visuels : Elisa Haberer / Opéra national de Paris

Cinéma : Le chant des vivants, partir ou mourir
“L’Amour médecin” : Molière toujours moderne à Aix-en-Provence
Paul Fourier

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration