Choc et contre-choc de Robyn Orlin au festival Montpellier danse
Les deux dernières pièces de la chorégraphe sud-africaine peuvent signifier tout et son contraire selon qui les voit, et dans quel contexte
C’est bien la même artiste, Robyn Orlin, qui a soulevé deux registres de réactions antagoniques, au travers de deux pièces programmées en une seule et même première semaine de l’édition 2022 du festival Montpellier danse. On appellera la première In a Corner. Et la seconde We Wear our Wheels. Mais le souci de sérieux impose de mentionner leurs titres plus exacts, et extrêmement longs, comme il en va toujours pour les pièces de cette chorégraphe. Donc la première : In a Corner the Sky Surrenders… Unplugging Archival Journeys… #1 (for Nadia). Et la seconde : We Wear our Wheels with Pride and Slap your Streets with Color… We Said “Bonjour“ to Satan in 1820…
Ce sont deux pièces très différentes. La première est un solo. La seconde implique neuf interprètes sur scène, dont trois musiciens, et parmi ceux-ci la chanteuse Anelisa Stuurman, bouleversante d’un forme souveraine d’ingénuité, à mentionner d’emblée. Ça n’est pas tout. Le solo In a Corner est en fait très ancien, il avait été créé et interprété par Robyn Orlin elle-même, en 1994 à l’origine. La pièce de groupe We Wear our Wheels a juste été entraperçue à Chaillot dans le contexte du Covid, avant de débouler dans les grandes largeurs pour l’édition 2022 de Montpellier danse.
En revanche, on n’hésitera pas trop à en rapprocher les philosophies. En 1994, Robyn Orlin termine des études à New York. Elle s’y sent une artiste démunie, sans lieu d’accueil. Elle s’est liée de sympathie avec un sans toit qui vit dans des cartons. D’où son idée d’une pièce qu’elle jouera elle aussi dans des cartons. Puis on ne l’a jamais vue en Europe, jusqu’à sa recréation, et transmission à une nouvelle interprète à présent, Nadia Beugré (on y reviendra ci-dessous).
Quant à sa nouvelle pièce, We Wear our Wheels, elle s’intéresse à la mémoire des “rickshaws“ zoulous, dans les rues du Durban de l’époque de l’apartheid. Ces jeunes gens mouraient avant d’avoir atteint leurs trente-cinq ans. Leur activité consistait à jouer le rôle du cheval, pour le transport de passagers, blancs le plus souvent, dans des carrioles à bras. Or ces “rickshaws” avaient pour coutume de se parer de compositions vestimentaires magnifiques, fantastiques, volontiers zoomorphes, pour attirer l’attention.
Pourquoi relier les deux pièces ? Parce que l’art de Robyn Orlin consiste très souvent à observer la vie des plus démunis, des plus opprimés ; et à y remarquer les éléments de grande beauté, morale ou directement esthétique, qui émanent de leur combat de survie quotidienne. C’est de cela qu’elle fait le superbe de sa matière scénique. Nous sommes d’un monde qui se construit intégralement à travers ses images. Robyn Orlin chevauche cet état de fait, parfois avec une furieuse intention de déconstruction décapante, qui a à voir avec l’art-performance (mais ça n’est pas obligatoire).
La pièce We Wear our Wheels donne ainsi des dimensions formidables, fracassantes, aux éléments matériels, à l’énergie épatante, au vestiaire confondant, issus du souvenir des “rickshaws”. Il y a quelque chose de flamboyant, de rutilant dans le tourbillon de couleurs, de tissus, de jeux physiques, portés en fortes gueules par les membres noirs de la compagnie sud-africaine “Moving Into Dance Mophatong”, avec qui la pièce a été créée.
Robyn Orlin a coutume de travailler avec des caméras sur scène, qui déploient en direct des visions décalées, amplifiées, du déroulé de l’action, ou des attitudes du public dans la salle. Souvent cela révèle et surprend des attendus de la représentation spectaculaire. Elle s’en donne à cœur joie et en fait un usage géant, très spectaculaire, bourré d’effets de morphings, colorisations, déclinaisons et mises en série, dans cette nouvelle pièce.
Au passage, des effets de cadrages, de mise des plans en profondeur, et d’éclairages, se concentrent sur les visages des interprètes. Pour certains spectateurs critiques, la coupe a semblé pleine alors : qu’est-ce que le tout public enthousiaste, sollicité dans des jeux interactifs éculés, bon-enfant tapant dans ses mains, a voulu acclamer, sinon une image problématique du bon zoulou transpirant, souriant, coloré, épatant, tout en rythme dans la peau ? Fallait-il le prendre ainsi au premier degré ? L’exagération de Robyn Orlin lorsqu’il faut déjouer les ressorts de l’image, ne figure-t-elle pas dans son arsenal critique ? Il semble bien que la très brève explication finale, sur la tragédie raciale et coloniale vécue par les “rickshaws”, ne suffise pas à faire le poids face au soulèvement de la déferlante exotique que provoque le restant de la pièce.
Or on n’avait perçu rien de tel dans la reprise du solo de 1994, une semaine plus tôt. Son interprétation en a été confiée à Nadia Beugré, une danseuse d’origine ivoirienne, une femme contemporaine comme elle se définit elle-même. Son parcours artistique, déjà de très forte trempe, consiste à affirmer un point de vue sans concession sur le monde, l’Afrique, la France, et particulièrement le poids du legs post-colonial qui nourrit leur relation. C’est alors avec les lunettes d’une actualité très française, de pensée décoloniale, de wokisme et d’entrée de femmes de chambre ivoiriennes comme députée à l’assemblée, qu’on a pu lire le solo de Robyn Orlyn et Nadia Beugré.
Dans son carton, devenu boîte magique, la danseuse invente un monde de haut tempérament. Elle y est souveraine, sagace, occupée à ses actions, parfois merveilleusement énigmatique, mais alors questionnante, à dérouler les objets qu’elle transporte, comme performeuse d’un destin libre, critique, inventif, auquel on a ardemment envie de s’ouvrir, plutôt que se fermer. On connaît bien dans nos rues, dans nos vies, de pareilles personnalités, allégories de toutes celles que la société de contrôle et de domination refoule à ses marges, sous nos yeux détournés. Cela quand les Zoulous de Johannesbourg incarnant des “rickshaws” de Durban nous restent parés des signes de l’étrangeté exotique un peu trop flashante pour ne pas poser question.
Le Festival Montpellier Danse, à Montpellier jusqu’au 3 juillet. Tout le programme est ici.
Visuel : In a corner © Luca Ianelli pour Montpellier Danse