Danse
Ou Dalila, ou Nacera, ou les deux à la fois

Ou Dalila, ou Nacera, ou les deux à la fois

02 July 2023 | PAR Gerard Mayen

Dans Rive, vu au Festival Montpellier Danse, Dalila Belaza engage une variation dans la danse de haute exigence qu’elle a longtemps travaillée au côté de sa sœur Nacera. Faut-il en espérer une plus grande prise de distance ?

Désolé. Mais on assume. Certes, le critique de danse n’est, fondamentalement, qu’un spectateur de danse. Mais, avec ses particularités tout de même. En 2023, lorsqu’un critique de danse va découvrir une pièce signée par Dalila Belaza, il reste forcément habité par les très fortes images laissées par les pièces de Nacera Belaza. Il lui sera difficile de ne pas se préoccuper des liens de proximité, ou de distance, à tisser entre ces deux chorégraphes. D’autres se contenteraient d’apprécier la pièce en elle-même. Et, c’est très légitime.

Elles sont sœurs. Pendant de très longues années, on les a vues toutes deux sur le plateau, interprétant des pièces que Nacera Belaza signait, en position de chorégraphe. Et, quelles pièces ! Il s’y développa une esthétique extrêmement rare, bouleversante, par laquelle la danse semblait résoudre une entreprise extrême de soustraction de tout excès du geste, de ménagement d’une austérité intérieure, faisant place à une projection de l’être au-delà se sa propre condition.

On y trouvait une dimension finalement sacrée, mais sans rien de désincarné. On y trouvait une réaffirmation contemporaine d’une forme d’exigence spirituelle à travers le geste dansé. Quelques transsubstantiations. C’était d’une telle force et beauté, que l’on ne pouvait s’en tenir à la trivialité des idées toutes faites, toutes laïques par exemple, sur la place du corps, son exposition, au regard des enjeux sociétaux, voire religieux. Il est bien d’être ainsi tracassé par une forme artistique.

Mais, pourquoi avoir écrit au passé toutes les lignes qui précèdent ? Nul doute que cet art de Nacera Belaza soit appelé à se développer encore. Or il y a du neuf. Le neuf est que Dalila Belaza se mette à signer ses propres pièces depuis quelque temps. Jusqu’alors, on la percevait assez discrète, au regard de la très forte personnalité et capacité oratoire, de sa sœur. Et, sous le jour rasant de la mise à distance scénique, une ressemblance physique certaine entre les deux femmes amenait même à méditer sur le thème du double et de la gémellité.

C’est ainsi que le regard aujourd’hui porté sur une pièce de Dalila Belaza, sur Rive par exemple, reste habité par un écho interrogatif de la figure de Nacera Belaza. Cela quand bien même il faut apprendre à les envisager tout séparément. Pas moins de dix interprètes, au top des tendances contemporaines, sont engagé.es sur le plateau de Rive. Mais, cela débute par un solo de Dalila Belaza, qui emprunte un couloir de faible lumière de part en part du plateau, de jardin à cour. On y reconnaît d’emblée une gestuelle belazienne, faite d’un lâché pondéral repris, dans une amplitude qui soulève des bras exclamatoires, tournoyant comme en incantation. Est-ce que cela exulte ? Prie ? Ou jouit ?

Voilà une figure vive, élancée, presque entraînante. Dans l’écriture de Nacera Belaza, ce niveau d’engagement ne venait que tardivement, après un long et patient travail d’économie et d’épure. Dans Rive, on s’y baigne vite, en s’épargnant la lente expérience préalable de l’aridité. On serait donc dans une phase “post”, s’autorisant une forme de plénitude décomplexée. Pour autant, une lumière très ténue continue de nimber cela dans un régime d’énigme, qui interroge et soulève l’attente.

Alors, les neuf autres interprètes apparaissent dans la profondeur du plateau, dressés, sobres, dans des tenues neutres, on songe aux pièces d’un jeu d’échec. On remarque là une affirmation du grand effectif, quand on se souvient que Nacera Belaza aura mis bien des années à y consentir, après qu’elle nous a transmis la sensation que sa recherche d’énergie exigeait la plus extrême concentration sur l’unicité de son seul corps et celui de sa sœur.

Autant l’avancée de Dalila Belaza pour amorcer Rive s’était faite latérale, autant l’engagement du restant de la troupe se fait en descendant vers l’avant-scène frontalement, face public. Autant l’avancée de la chorégraphe était ondulatoire et hiéroglyphique, autant celle des neuf autres interprètes tient de la grande vague noyant l’espace. Tout ce qui suivra continuera de sculpter une globalité de la matérialité de l’espace, entre l’avancée et le retour, la consistance en masse horizontale et l’inscription flamboyante des verticalités du port de corps chahutés, d’abandons secoués, penchés, tournoyant.

Les lumières et le son travaillent des tensions analogues. Ça malaxe. Il peut se trouver que la présence physique très tangible des danseur.ses suggère la proximité, quand le grondement très sourd dans nos oreilles nous appelle à l’exténuation d’un grand lointain. Les pas de danse s’amorcent, balayés, vifs, comme de sèches frappes de bourrée, merveilleusement légères et furtives, en même temps que très toniques et fermement rythmiques. Là, on note le legs d’une précédente pièce de Dalila Belaza : dans Au cœur, encore toute récente, elle avait fini par faire chorégraphie de sa rencontre quasi inopinée avec un groupe de danses paysannes occitanes.

Sous ce jour encore, on se souvient que sa sœur, Nacera, n’a de cesse d’évoquer l’intensité de sa curiosité pour les danses traditionnelles algériennes, tant le martèlement, l’insistance et la transe auraient à voir avec une autre grande forme d’appel et d’élévation. Par les jours tourmentés qui courent, on se dit qu’il y a bien là, du côté des grandes temporalités des sociétés traditionnelles en héritage, un universalisme alternatif possible, aussi légitime que celui qui fut charrié par les sirènes occidentales de la modernité, lourds de désastreux effets de domination destructrice.

Rive compose de beaux déplacements d’ensemble, des combinaisons linéaires ou courbes, où palpite la grande intensité de profondeurs muettes. On sent bien que Dalila n’en est qu’à l’amorce d’une écriture qui lui soit pleinement propre. Mais, on renonce à faire de l’évaluation de son rapport de distance et de proximité avec l’art de sa sœur, le seul angle pertinent pour l’apprécier. D’autant qu’une acceptation contemporaine de la notion d’auctorat, tout comme d’interprétariat, amène à se montrer prudent quand il ne faudrait attribuer qu’à un seul nom, la source d’un travail conduit si profondément en commun, de longues années durant.

Visuel : © Luca Ianelli

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