A Montpellier Danse, la stupéfiante Algérie joyeuse de David Wampach
La chanteuse performeuse Dalila Khatir et le chorégraphe David Wampach communient dans leurs mémoires mêlées de l’Algérie. Au sommet d’une allégresse ravageuse, ils révèlent qu’il n’y a de vrai déplacement qui n’en passe par un grand déménagement
On assume. Comme critique de danse, fondamentalement spectateur de danse, on assumera dans ces lignes le fait d’occuper une place quand même particulière. Par exemple, en allant voir la pièce Algeria Alegria, de David Wampach, notre attente était fortement focalisée sur Dalila Khatir, qui interprète cette pièce en duo sur le plateau, à côté du chorégraphe lui-même danseur. Pour les professionnels de la profession, particulièrement ceux attachés aux esthétiques de la danse-performance nées voici un quart de siècle dans l’Hexagone, Dalila Khatir est une figure communément croisée.
Certes. Mais on la voit très rarement comme performeuse de premier plan sur un plateau de danse. Dalila Khatir est avant tout chanteuse lyrique, volontiers versée dans les formes expérimentales de son art. Et c’est avec cette compétence qu’on la voit mentionnée dans les distributions de grand nombre de pièces chorégraphiques, lorsque les artistes de la danse cherchent à être guidé.es dans des explorations impliquant la voix et le souffle. Mais le plus souvent elle n’apparaît pas elle-même sur ces plateaux, sinon de façon discrète (sauf exceptions, notamment à l’appel des chorégraphes Mathilde Monnier et Herman Diephuis).
Cette fois, pour Algeria Alegria, cette artiste partage totalement de plain pied le plateau, en duo avec David Wampach (qui signe la pièce, en position de chorégraphe). Tous deux y évoquent leur mémoire d’Algérie, pays avec lequel une part de leur biographie est en lien direct. Ce plateau est occupé en son centre par une grande table, lourde et massive. Incarne-t-elle un poids de l’histoire ? Quelque encombrement ? Mais une table, cela suggère aussi des agapes partagées. Les rencontres sont aussi traversées de codifications, et d’espaces à négocier. Il vaut mieux ne pas y voir des petites opérations simplettes, juste à coups de bons sentiments.
Au reste, d’Algeria Alegria, on ressortira au bout d’une heure, en proie à un genre d’ahurissement ; tant cette pièce déménage loin, et fort, au-delà des attentes et des clichés. Sa base musicale, technoïde, pose une consistance temporelle très dense, très homogène, aux variations profondes, rappelant d’abord un roulement de percussions maghrébines. C’est constant. Il y a du marathon, dans cette traversée des mémoires. On y observe un couple improbable, aux statuts psycho-affectifs indéfinissables. C’est dans les corps, furieusement engagés, finalement essorés, et en tout cas exultant, que tout se joue.
David Wampach y a une sècheresse musculaire bien masculine, toujours juvénile, tandis que sa partenaire féminine est abondamment charnelle, dans la rondeur. Leurs danses frappées au sol, chaloupées, leurs petites courses, s’imbriquent par des interpellations de l’un à l’autre, des bras tendus par-dessus la table, quelques gestes rares comme ces jambes déposées à l’horizontale sur cette même table. Des rapprochements plus nets aussi. Des étreintes, ludiques plutôt qu’érotiques. Et c’est tout un embrasement festif, dans une fièvre d’exultation. Leur part d’Algérie regorge d’allégresse.
On regrettera que le propre talent vocal de Dalila Khatir n’ait été que très peu investi, de temps à autre. Le paquet est mis sur la danse. Forcément, sur ce terrain d’expression, une comparaison s’impose et se fait voyante, entre le danseur aguerri qu’est Wampach, et la gamme d’expressivité, bien plus limitée, de sa partenaire, essentiellement engagée dans une algèbre de bras sinueux. La répétitivé distille progressivement une ivresse. Mais parfois un rien d’ennui, à force d’évidence des motifs, quelque peu rudimentaires, entre deux présences qui se déploient trop en parallèle.
Heureusement, un délire vestimentaire s’en mêle aussi. Les deux performeurs.ses se présentent d’abord dans des tuniques noires enveloppantes, assez sobres. Sans qu’on y prenne garde, la chose s’ouvre peu à peu en chrysalide, et semble sourdre des corps mêmes, en faisant apparaître des tissus pailletés, colorés (empruntant au nuancier du drapeau algérien), et finalement dans l’explosion de chevelures endiablées, ahurissantes. Et l’on ne s’explique plus guère d’où surgissent ces personnages fascinants, tenant de djinns ou bien de cabaret queer…
Tout au final, le beau rôle revient à Dalila Khatir, qui explose dans un rire extrêmement sonore, n’en finissant plus, exprimant haut et fort l’extravagance inattendue de tout ce qui vient de se dérouler. Trop fort. C’est assurément l’un des rires les plus incroyables qu’il ait été donné à entendre sur une scène. Cette dimension incroyable paraît la clé de l’intelligence et la réussite d’Algeria Alegria. Parlant de mémoires, d’origines plus ou moins transmises, plus ou moins perdues, par-dessus les rives de la Méditerranée, mille attendus plus ou moins tragiques, très doctes, très historiques, semblaient devoir s’imposer.
Mais les voilà transgressés, dans un grand déplacement, stupéfiant, sans lequel il n’est pas d’évocation réellement prenante de l’altérité ; de la complexité d’être. Et la joie.
Visuel : (c) LaurentPaillier