Opéra
Dans Alcina à Garnier, Jeanine de Bique épaulée par un beau duo de cantatrices françaises

Dans Alcina à Garnier, Jeanine de Bique épaulée par un beau duo de cantatrices françaises

29 November 2021 | PAR Victoria Okada

Considérés comme l’un des événements de la scène lyrique française de cet automne, les débuts de la soprano Jeanine De Bique à l’Opéra national de Paris sont largement mis en avant à l’occasion de la reprise d’Alcina dans la mise en scène de Robert Carsen. Sa performance a été merveilleusement soutenue par les deux cantatrices françaises, Sabine Devieilhe et Gaëlle Arquez.

Les débuts de la soprano Jeanine De Bique à l’institution parisienne tombent un mois juste après la sortie de son premier album solo « Mirrors » (chez Berlin Classics) qui s’avère un bijou. Originaire de la Trinité-et-Tobago, son ascension, depuis quelques années, sur les scènes internationales, notamment depuis 2017 et La Clémence de Titus au Festival de Salzburg, ne laisse personne indifférent. Certains l’ont déjà entendue en France, dans le rôle-titre de Rodelinda de Haendel à l’Opéra de Lille en 2018, (avec Emmanuelle Haïm et le Concert d’Astrée) ou en Donna Anna dans Don Giovanni à l’Opéra National du Rhin en 2019. Si l’on parle autant d’elle pour cette production, c’est que pour sa première apparition à l’Opéra de Paris, elle ne chante pas un « petit » rôle, mais directement l’héroïne haendelienne. L’attention est alors naturellement centrée sur elle, les promotions médiatiques y jouant bien leur part, alors que dans la distribution il y a également Sabine Devieilhe et Gaëlle Arquez.

Si nous commençons par la conclusion, nous dirons que c’était certainement trop tôt pour elle de tenir plus de trois heures de scènes dans ce rôle. Malgré ses immenses potentiels qui se manifestent notamment dans son timbre charnu et particulier ainsi que dans ses vocalises agiles, elle est encore très inégale entre différentes tessitures et dans la projection : les aigus sont souvent acides et sans résonance. Sa voix est ici bien riche et colorée, là maigre et terne, et pour « Ah ! Ruggiero crudel, tu no mi amasti ! » à la fin de l’acte II, ce soir du 25 novembre, elle était presque essoufflée. Elle a repris la force dans le troisième et dernier acte et a bien assumé son rôle, mais une pensée revient toujours : il aurait été mieux, pour commencer, de lui attribuer un rôle moins lourd… Ou bien c’est l’aléa de la première ? Quoi qu’il en soit, attendons encore quelques années avant qu’elle accumule des expériences scéniques sur le plan vocal, mais aussi pour son charisme. En effet, malgré sa grande beauté, sa présence sur scène est limitée, voire effacée par moments.

Sabine Devieilhe en Morgana nous régale une fois de plus avec une solidité égale de bout en bout. De son premier air « Per te, nobil guerriero » jusqu’au dernier « Oh, se ti offersi, moi ben, chiedo perdono », elle fait preuve d’une incroyable constance. Sa technique si aisée et parfaitement maîtrisée, sa projection large qui amplifie le volume, son timbre cristallin, ses vocalises et sauts d’intervalles acrobatiques sans aucun effort (du moins ce qu’il paraît)… Tout est à sa juste place, et on peut toujours l’écouter en toute confiance.
Ruggiero est incarné par Gaëlle Arquez en pleine forme. Ses graves ancrés et sonores et ses aigus élancés, toujours dans un timbre rond et idéalement épais, forgent un personnage fascinant, et ce, dès le premier acte. Son charisme, rayonnant, augmente encore davantage son pouvoir dans son aria « Mi lusinga il dolce affeto », l’un des sommets de cette soirée.

Dans les rôles secondaires, deux autres chanteurs font leurs débuts à l’Opéra de Paris. D’abord le ténor Rupert Charlesworth dans le rôle d’Oronte. Si la voix est projetée loin et ses phrasés sont bien formés, il laisse entendre quelques aigreurs ici et là ce qui donne une impression – fausse – d’imperfection. Mais sa nature vocale semble plus adaptée à un répertoire un peu plus tardif ; nous le suivrons donc dans d’autres productions. Les deuxièmes débuts, ceux de Roxana Constantinescu en Bradamante, sont hélas loin d’être brillants. Si, à quelques reprises, elle réussit à tirer des éclats de son timbre plutôt ombrageux, dans l’ensemble, la sobriété prend dessus et s’efface derrière ses lumineuses collègues. Nicolas Courjal semble, lui, peiner à déterminer quel registre adopter avec son rôle. Avec ses vibratos très présents, sa projection diffère tant des autres voix plus adaptées à la sphère baroque, que Melisso, son personnage, a l’air d’avoir atterri d’ailleurs…

Dans la fosse, Thomas Hengelbrock dirige le Balthasar Neumann Ensemble. L’orchestre met beaucoup de temps pour trouver un bon équilibre ; il faut attendre le deuxième acte pour trouver un réel sentiment d’assurance. Mais à mesure que chaque acte avance (soit pendant une heure), les instruments baissent de manière audible, et cela fausse forcément les notes… Néanmoins, de belles couleurs accompagnent les différentes scènes pour varier les caractères de chaque page. Pour les scènes avec le chœur, homogène et idéalement léger, ces couleurs s’enrichissent et donnent une saveur particulière. En outre, la basse continue livre quelques moments de grâce en dialoguant avec les chanteurs en toute simplicité, mais avec imagination.
Enfin, la mise en scène de Robert Carsen, qui date de plus de vingt ans, montre une fois de plus son attrait indémodable. Avec la beauté esthétique des décors (Tobias Hoheisel) renforcée par la lumière de Jean Kalman, cette production n’a pris une seule ride et se révèle toujours extrêmement moderne. Un seul bémol, ou une bizarrerie spécifique au temps de la COVID, est la cohabitation entre les embrassements fréquents entre les personnages principaux et le port de masque chez les membres du chœur (de surcroît de couleurs aléatoires de prime abord, blanc, rose, noir… Y a-t-il un choix de mise en scène ?) ainsi que quelques corps nus… Mais passons.
Cette production fait certes défaut dans la distribution, toutefois, elle propose une belle soirée par la force de la musique de Haendel et grâce à la poésie de la mise en scène. Espérons que toutes les remarques faites ici s’effaceront au fil des représentations.

Représentation du 25 novembre 2021.

Jusqu’au 30 décembre 2021.

Visuels : © Sébastian Mathé

Je vole… et le reste je le dirai aux ombres de Jean-Christophe Dollé
Entrevues 2021 : Grand Prix Janine Bazin à Father, et Le Grand Mouvement également couronné
Victoria Okada

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration