Opéra
Épure et force pour Eugène Onéguine à la Monnaie de Bruxelles

Épure et force pour Eugène Onéguine à la Monnaie de Bruxelles

01 February 2023 | PAR Paul Fourier

L’opéra de Tchaïkovski fait un retour admirable sur la scène bruxelloise. Laurent Pelly, à la mise en scène, fait disparaître le décorum pour s’attacher à la psychologie profonde des personnages. La distribution est de haut niveau et la direction d’Alain Altinoglu, d’une belle et précise ampleur.

En 1877, Tchaïkovski a 37 ans ; il s’apprête à composer l’un de ses plus grands chefs-d’œuvre, car il a choisi de s’attaquer à un monument de la littérature russe, un roman en vers de Pouchkine : Eugène Onéguine. En travaillant à donner à son livret le format conforme à un opéra, il décide alors de déposséder Onéguine de la fonction de personnage principal, au profit de Tatiana.
On a dit de l’héroïne qu’elle fut un peu la « Madame Bovary » de l’écrivain, en raison notamment de leur attachement respectif aux livres, un attachement qui permet de s’évader de la petite vie ennuyeuse de province. Mais la jeune fille peut, aussi, être associée au compositeur avec qui elle a en commun l’impossibilité d’un amour et un mariage qui va l’enfermer dans un certain conformisme. Il faut avoir là, à l’esprit, que, peu de temps avant la composition de la partition, Tchaïkovski avait épousé Antonina Milukova afin de couper court aux ragots concernant son homosexualité.
Cette Tatiana, dédaignée par Onéguine, qui réalise un mariage de circonstance avec le Prince Grémine pourrait-elle être un double de Tchaïkovski ? Cela contribuerait à expliquer la part de mystère, voire de malaise, que l’on peut ressentir à l’approche de cet opéra…

Tatiana, histoire universelle

Il existe, sans aucun doute, une part d’universalité dans l’histoire de Tatiana par Pouchkine, comme par Tchaïkovski, et le spectateur peut s’identifier à l’un ou l’autre des acteurs présents. Laurent Pelly a donc pris le parti d’extraire l’œuvre de sa gangue traditionnelle d’intérieurs de demeures russes pour faire évoluer ses artistes sur un plan incliné et tournant, sans décors ; dès lors, il annihile les notions de périodes et de lieux pour ne laisser que des personnages se débattre entre eux…

Il n’y a en soi, rien de très révolutionnaire dans le principe. Mais, en se concentrant ainsi sur les protagonistes, Pelly nous fait approcher au plus près leur psychologie, leurs motivations, les raisons de leurs actions. C’est, à cet égard, un très beau travail, tant Tatiana, Lenski, Olga, ou Madame Larina, parfois éclairés par un seul projecteur, se révèlent d’abord comme ce qu’ils sont, ce qui explique ce qu’ils font. Les hommes comme les femmes sont vêtus de tenues simples ; ils sont « très propres sur eux », décents, en apparence ; mais, comme nous y invitent Pouchkine et Tchaïkovski, il faut pénétrer leur âme pour les comprendre. La conséquence de ce dispositif est, néanmoins, probablement de perdre un peu en émotion ce que l’on gagne en proximité avec les personnages

Dans cette abstraction, jouant de son plateau nu, Laurent Pelly détourne, par ailleurs, la passion des livres de Tatiana pour faire surgir son enfermement dans les romans avec leurs héroïnes, un enfermement qui est aussi celui de son amour soudain, infini et mortifère pour cet Onéguine qu’elle vient de croiser.

Un opéra fondamentalement intimiste

Musicalement, le compositeur a mis au point cet opéra avec un grand souci de crédibilité pour le drame qu’il raconte. Il n’avait déjà pas voulu s’encombrer, pour les chanteurs, des vétérans qui interprétaient tous les rôles indépendamment, par exemple, de l’âge du personnage. Pour la création, ce sont donc les stagiaires de la classe d’opéra du conservatoire qui furent à l’honneur.
Sous-titré « Scènes lyriques » par Tchaïkovski, Eugène Onéguine a été conçu comme un opéra intimiste, quasiment un « opéra de chambre ». Cela illustrait ainsi, à sa façon, l’opposition personnelle du compositeur russe à la grandiloquence wagnérienne ; il a d’ailleurs limité l’effectif de l’orchestre à une trentaine de musiciens, avec un pupitre de cordes réduit, pour permettre aux chanteurs de ne pas forcer et d’apporter toute la subtilité requise.
L’opéra est donc destiné à se jouer avec la finesse d’une histoire simple, intimiste, avec des interprètes crédibles et à l’aise avec la partition. Le travail réalisé avec l’équipe présente à Bruxelles respecte pleinement ces principes, grâce à une excellente direction d’acteurs.

Une distribution qui fait corps avec Tchaïkovski

À 47 ans, Stéphane Degout ose aborder Eugène Onéguine et, par là même, son premier opéra de Tchaïkovski. Ce que nous savons de l’artiste fait apparaître cette prise de rôle comme une évidence. Il connaît les personnages torturés, est dans son élément lorsqu’il s’agit d’aller chercher leurs contradictions. Par de simples gestes, il réussit à effleurer la nature instable de cet Onéguine qui fait preuve de cruauté, puis affiche sa souffrance quasi masochiste. Le baryton est, de surcroît, à l’apogée de ses moyens. Lorsqu’il arrive sur scène, il capte immédiatement l’attention, comme cet étranger séduisant vers lequel on se retourne, spontanément. Sa projection est impressionnante, et, même si l’on ne comprend pas le russe, son phrasé est irréprochable. Dans sa confession, à l’acte I, le timbre sait se faire aussi plaisant qu’empreint, brutalement, de pointes de violence. Au dernier acte, lorsqu’il doit vivre avec le fantôme de Lenski, il endosse parfaitement son côté antipathique ; et là, Degout atteint, une forme de magistrale « perfection du looser ».

Face à lui, Sally Matthews se trouve confrontée au rôle de Tatiana, probablement le plus difficile dramatiquement et vocalement. Elle doit le temps d’un air (celui de la lettre) tenter de quitter les oripeaux de la jeune fille qui idéalise l’homme des romans pour se lancer à corps perdu dans le grand amour ; au dernier acte, elle aura changé et sera devenue une femme plus mûre, une épouse avec sa part de désillusion. Si la comédienne est parfaite, la soprano, très investie, qui chante son grand air avec une forme d’urgence au bord de l’essoufflement, manque, cependant, d’une ampleur et d’une rondeur pour traduire suffisamment les différentes étapes que l’héroïne traverse successivement.

Bogdan Volkov est « le russe » de la distribution et cela se ressent immédiatement tant les mots coulent naturellement, tant son Lenski semble s’être bâti authentiquement à la connaissance de la grande littérature russe. Il n’y a là aucune sophistication. Lenski est un être simple, pris dans les fils de l’araignée Onéguine ; son air d’amoureux, en mezza voce, face à Olga, est d’un dépouillement sincère, son « Kuda kuda », d’une douleur véritable et sa sobriété, si belle, ne peut que nous toucher au cœur.

À l’époque de Tchaïkovski, les femmes avaient forcément un « futur » matrimonial. Dans Onéguine, la servante Filipievna (superbe Cristina Melis) a été mariée à 13 ans. Madame Larina incarnée par l’excellente Bernadetta Grabias, eut – en son temps – les rêves de Tatiana et finit aussi par se marier. Olga, elle, n’est pas encore passée par l’«épreuve » et peut se comporter en jeune sœur insouciante de « Tiana ». Lilly Jørstad est cette Olga qui sait faire reposer ses interventions sur de fort belles notes graves.

Le mari de Tatiana, le Prince Grémine est un personnage totalement adapté à Nicolas Courjal ; sa voix profonde ; son léger vibrato ne gêne en rien sa prestation réussie. Laurent Pelly connaît bien Christophe Mortagne (qui fut notamment des aventures du Roi carotte et de Barbe-Bleue à Lyon). Tout naturellement, celui-ci se coule idéalement dans la peau de ce Mr Triquet, ce personnage assez grotesque, ce Français qui amuse la galerie en mauvais russe. Kris Belligh, Kamil Ben Hsaïn-Lachiri, Jérôme Jacob-Paquay et Carlos Martinez complètent eux aussi, irréprochables dans le travail réalisé avec Pelly et Altinoglu, cette très belle distribution.

Le chœur de la Monnaie, qui figure cette société en mouvement autour des solistes, est parfaitement dirigé par Laurent Pelly ; ce sont des êtres mus par les apparences, dans un monde de règles ; des êtres qui adoptent une gestuelle souvent compassée ; c’est la vox populi insensible qui s’exprime, aussi, par une ironie froide, une ironie qui exsude le jugement. Ces choristes, magnifiquement encadrés par Jan Schweiger, sont formidables.

Un fois de plus, au théâtre de la Monnaie, on est conquis par la direction vibrante et si aboutie d’Alain Altinoglu. Comme déjà dit, la partition de Tchaïkovski ne réclame pas une formation orchestrale démesurée, ce qui convient parfaitement à la fosse du théâtre ; elle est si bien équilibrée qu’elle exige cependant un travail d’orfèvre entre les registres. Comme le dit le chef, la musique « est très difficile à jouer, car tout doit paraître « simple », limpide, évident ». De fait, cette complexité qui doit se transmuer en simplicité apparente coule entre les doigts du chef et de l’orchestre tant les équilibres sont établis dans le collectif mais que, ponctuellement, des instruments, les flûtes, les violoncelles, les cors, les hautbois, les trombones émergent pour traduire les moments triviaux, le drame ou la mélancolie.
La dynamique est souvent âpre, car Altinoglu cède peu à la tentation du « beau » ; la scène du bal, pour exemple, est d’une violence rare, celle du duel est traitée, elle, comme une oraison funèbre. Ce faisant, en véritable caméléon, Altinoglu se place aussi, une fois de plus, au diapason des idées de son metteur en scène, en associant, avec talent, avec art, la cohérence musicale à la cohérence dramatique.

Un drame simple, une musique sublime de Tchaïkovski, Laurent Pelly, Alain Altinoglu et de magnifiques artistes pour l’interpréter, la Monnaie a, encore une fois, réuni toutes les conditions pour enchanter son public.

Visuels : © Karl Forster

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