“Sonia”, d’Ignacy Karpowicz : une femme envers et contre l’Histoire
Contre le poids de l’Histoire, des hommes et de leurs normes, une femme se dresse non pour se rebeller mais tout simplement pour vivre, même si sa seule raison d’être est un amour qui ne peut que détruire son existence. Un roman traduit du polonais par Caroline Raszka-Dewez, paru le 09 février aux éditions Noir sur Blanc.
Quelque part entre la Pologne Orientale et la Biélorussie Occidentale, la Poldachie est une de ces régions bâtardes ignorées où l’on s’exprime dans une langue parlée nulle part ailleurs et qui semblent échapper à l’Histoire des manuels. Pourtant, la terre d’où vient l’auteur de Sonia a bien partagé avec le reste du monde la Seconde Guerre Mondiale, et en partage encore avec lui les conséquences, le plus souvent inscrites au cœur des existences individuelles. L’histoire racontée ici est celle d’une femme dont la vie entière s’est construite, ou plutôt n’a cessé de se déconstruire depuis le passage des allemands en juin 1941 dans son petit village de Poldachie. Sonia et Joachim ne se sont aimés que l’espace de quelques mois, le temps d’un souffle à l’échelle de la longue vie de la polonaise. Mais c’était bien assez pour que cet amour entraîne avec lui la beauté, la honte et la douleur que plus rien ne pourra effacer.
Alors qu’à l’époque actuelle le metteur en scène Igor Grycowski tombe en panne en arrivant dans le hameau de Sonia, celle-ci poursuit lentement son existence en compagnie de « la meuglante », sa vache, de Wasyl son chat et de Borbus, son chien. La vieille dame accueille « le petit jeune de la ville » chez elle, le temps de lui livrer comme dans un chant du cygne le récit de sa jeunesse, qui ranimera ses traits pour la dernière fois. Car Sonia commence à raconter son histoire à ce citadin échoué là par hasard; celle d’un amour impossible et destructeur qui résonne de façon étrangement universelle pour une aventure si intime.
C’est la rencontre d’un soldat allemand qui avait su effacer les douleurs de la vie de la jeune Sonia, marquée par la violence quotidienne de son père et ses frères. Mais si, comme pour punir cette insolence vis-à-vis de l’Histoire, la vie de l’héroïne s’est comme figée avec la perte de Joachim, dans cet « il y a longtemps, bien longtemps… » qui scande son récit, le dramaturge, lui, flaire immédiatement une piste pour sa prochaine pièce. Personnage un peu opportuniste sur les bords, personnalité fameuse aux œuvres polémiques, nouveau varsovien ayant renié ses origines rurales, il redevient au contact de la voix de Sonia l’Ignacy de son enfance laissant même échapper par moments des mots du dialecte paprostu ; mélange de russe et de biélorusse dont l’auteur choisit de ponctuer son texte comme pour en assurer la sauvegarde.
Car en effet pour aborder des réalités qui semblent si universelles le roman d’Ignacy Karpowicz semble chercher à s’enraciner par tous les moyens dans le sol le plus local, l’expérience la plus intime qui soient. Et c’est peut-être ce qui constitue l’un des points les plus intéressants de cet ouvrage. Mais il est aussi question de création ici à travers la prise en compte, à l’intérieur de la narration, du travail du metteur en scène qui s’immisce sans vraiment s’annoncer entre les lignes du récit pris en charge tantôt par Sonia, tantôt par un narrateur externe. De fragments en fragments, le lecteur balance donc petit à petit entre témoignage personnel, récit biographique et préparation d’un scénario théâtral. On apprécie le fait que le livre d’Ignacy Karpowicz ne soit pas un roman sur la Seconde Guerre Mondiale, mais un texte sur l’humanité et sur le lien indissociable et parfois brutal entre petite et grande histoire.
Sonia, Ignacy Karpowicz, traduit du polonais par Caroline Raszka-Dewez, Editions Noir sur Blanc, 192 p., 18€
Visuel : Couverture du livre, ©site des Éditions Noir sur Blanc