« Entrez rêveurs, sortez manageurs » de Maurice Midena: la formation au néolibéralisme des écoles de commerce
Avec « Entrez rêveurs, sortez manageurs » le journaliste Maurice Midena, lui-même ancien étudiant en école de commerce, dépeint la manière dont de brillants étudiants de classes préparatoires sont progressivement transformés en ambassadeurs de l’esprit néolibéral. Une enquête passionnante dans cette formation qui formate.
« Entrez rêveurs, sortez manageurs », ce slogan placardé dans les couloirs du métro parisien par une grande école de commerce en avait fait sourire plus d’un. Drôle de promesse sonnant comme une triste sentence condamnant les rêveurs à rentrer dans le droit chemin pour devenir manageurs. À moins que le rêve en question soit de devenir manageur. Mais, « Il est impossible d’aimer le contrôle de gestion jusqu’à en faire douze heures par jour; on ne peut pas faire de l’optimisation des stocks un accomplissement existentiel, c’est une illusion » énonce Frédéric Lordon en ouverture. Manageur, cette profession moins caractérisée par son contenu que par son statut semble en effet difficilement pouvoir être une vocation. Alors de quoi est-elle le nom ? Pourquoi et surtout comment « l’idéologie néolibérale imprègne les cellules grises des étudiants les plus brillants avant de se répandre dans les plus hautes sphères du pays » ? Telle est la question qui guide l’édifiant travail d’enquête de Maurice Midena dans ce livre.
Une éducation managériale
Cette enquête sur les écoles de commerce se déroule sous la forme d’une éducation managériale, de l’entrée en prépa de bons lycéens de classes moyennes supérieures à leur sortie de l’école de commerce. S’engageant à l’origine dans cette voie pour « ne pas se fermer de portes », ils finissent souvent leur cursus en ne sachant toujours pas ce qu’ils veulent faire de leur vie. Mais une place à laquelle il est difficile de résister les attends sur le marché du travail, malgré les réticences et l’impression de ne pas encore avoir véritablement “choisie” sa place.
L’école de commerce est clé dans ce processus et fonctionne pour l’auteur comme un sas de transformation de ces étudiant.es en futur manageur. Cette entrée dans l’école est souvent vécue comme une libération après les intransigeantes années de prépas et l’indigence intellectuelle des cours face à la profusion d’offres associatives et festives poussent les étudiant.es à délaisser les premiers au profit de l’engagement dans “la vie de l’école”. Mais cet apparent relâchement est en réalité encouragé par les écoles de commerce que l’auteur n’hésite pas à qualifier d’ “écoles de la déscolarisation”. Celles-ci livrent ainsi au marché du travail des futurs professionnels qui, arrivés à la fin de le cursus, n’ont plus rien des étudiants avec l’appétence intellectuelle – et critique – qu’ils avaient à leur sortie de prépa. Mission réussie.
La violence dans un espace de dépolitisation politisée
Certains chapitres sont particulièrement édifiants. C’est le cas de ceux qui analysent le rapport à la violence et notamment la violence sexiste et sexuelle ainsi que le rapport à la politique. En effet, ils mettent en avant l’apprentissage pour ces étudiants de deux piliers de la société néolibérale dans laquelle nous vivons. Les descriptions de la violence ordinaire au sein des écoles de commerce font froid dans le dos et permettent de comprendre une partie des mécanismes de banalisation de la violence qui sont à l’oeuvre dans la société ainsi que la manière dont cette violence permet de constituer un esprit de corps. Ces mécanismes sont encore plus flagrant au sujet des violences sexistes et sexuelles comme en témoigne cette jeune femme qualifiée de “pute du mois” dans le journal de l’école pour avoir eu des relations sexuelles avec deux garçons différents au cours du mois. Le sexisme y est alors intériorisé par tous et par les étudiantes elles-mêmes, n’ayant pas vraiment d’autres choix si elles veulent rester intégrées à cet esprit d’école fondamentalement misogyne.
Cette omniprésence de la violence cohabite avec une revendication de dépolitisation dont l’auteur nous invite à nous méfier. Cette dépolitisation n’est qu’apparente car si les étudiant.es parlent moins politique que lorsqu’ils étaient en prépa et ne suivent plus l’actualité, ils baignent dans une idéologie néolibérale – qui est fondamentalement politique – qui imprègne chaque aspect de l’école de commerce. Cet espace de “dépolitisation politisée” est ainsi le meilleur moyen de faire adhérer ces étudiant.es aux méthodes managériales néolibérales qui sont enseignées sous couvert d’un pragmatisme réaliste.
Les écoles de commerce, une entreprise réussie
Maurice Midena enrichies ses observations d’une analyse du modèle économique des écoles de commerce. Avec leurs frais de scolarité à plusieurs dizaines de milliers d’euros et leur excellente réussite à insérer sur le marché de l’emploi leurs étudiant.es les rendant ainsi toujours plus attrayantes, les écoles de commerce sont une entreprise fructueuse.
Si à la fin de la lecture de ce livre il serait facile de dire qu’elles sont un échec flagrant, l’auteur conclu toutefois par un surprenant « il ne faut pas fermer les écoles de commerce ». En effet, même si elles apparaissent comme une aberration dysfonctionnelle, elles font en réalité exactement ce pour quoi elles ont été créées: la production et la reproduction d’élites néolibérales. L’auteur conclu donc en supposant que c’est en pensant les tenants et les aboutissants du système néolibéral qui les a créé et en envisageant l’annihilation de ce système qu’elles finiront, in fine, par disparaitre. S’il a évidemment raison et que le système néolibéral engendre les écoles de commerce qui le nourrissent à leur tour, tel l’oeuf et la poule, ne faut il pas à un moment supprimer l’œuf pour tuer la poule ?
Maurice Midena, « Entrez rêveurs, sortez manageurs », La Découverte, 256 p. 20 €, sortie le 7 janvier 2021
Visuel: couverture © les éditions La Découverte