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Clara Laurent: “Danielle Darrieux est la première star féminine française du cinéma parlant”

Clara Laurent: “Danielle Darrieux est la première star féminine française du cinéma parlant”

04 March 2019 | PAR Christophe Dard

Lundi 11 mars, Arte consacre une soirée autour de Danielle Darrieux décédée en mai 2017 à 100 ans. La chaîne franco-allemande proposera deux films, Madame de… (1953) de Max Ophuls à 20h55 puis Battement de coeur (1940) de Henri Decoin à 23h25. Entre les deux films, Arte diffuse le documentaire inédit Danielle Darrieux, il est poli d’être gai! , un film de Pierre-Henri Gibert qui retrace huit décennies de la carrière de l’une des plus belles étoiles du cinéma français avec des extraits de films, d’interviews de Danielle Darrieux et de nombreux témoignages (Ludivine Sagnier, Philippe Le Guay, Catherine Deneuve…). Clara Laurent, auteure de Danielle Darrieux, une femme moderne (Hors Collection, 2017) a collaboré à ce documentaire. Toute la Culture l’a rencontré. 

 

 

La carrière de Danielle Darrieux a commencé au début des années 30 alors qu’elle n’est encore qu’adolescente. Pour elle, le cinéma était alors une récréation…

En effet, Danielle Darrieux fête ses quatorze ans sur le tournage du Bal, un film réalisé par le cinéaste autrichien Wilhelm Thiele (sorti en 1931), d’après un récit publié peu de temps avant d’Irène Nemirovsky. Bien des années plus tard, l’actrice a raconté qu’elle avait eu l’impression sur le tournage du Bal d’être comme invitée à goûter chez des adultes amusants ! Tout semble s’être déroulé pour elle dans une espèce d’inconscience et de légèreté qui expliquent sans doute pourquoi elle semble si naturelle dans ce premier film. Elle n’avait même pas conscience qu’il y avait un microphone pour enregistrer sa voix ! À vrai dire, la jeune Danielle n’avait pas une passion pour l’école et cette occasion de s’en évader et de « jouer » devait la ravir…

 

Elle est très populaire, à la fois pour ses rôles mais aussi pour sa beauté. Peut-on dire que Danielle Darrieux a été la première star féminine du cinéma français?

Première star féminine française du cinéma parlant, je le pense, oui. Qu’est-ce qu’une star ? Un acteur sur lequel un producteur peut bâtir des succès à répétition en opérant des variations à partir d’un même personnage. Mais aussi un acteur dont l’image publique semble résoudre comme magiquement une espèce de conflit social. Danielle Darrieux, surnommée de ses seules initiales DD bien avant Brigitte Bardot, impose dans les années trente son tempérament à l’écran : elle est une jeune fille délicieusement sentimentale, mais elle est aussi insoumise, effrontée. Je pense à Quelle drôle de gosse !, à Un mauvais garçon, Mademoiselle Mozart, Mademoiselle ma mère ou Battement de cœur… Nous sommes dans les années trente et depuis la Grande Guerre un vent de liberté souffle pour les femmes. Elles entendent s’émanciper du corset social qu’on leur a imposé si longtemps… DD n’effraie pas ses contemporains contrairement à certaines féministes de son époque : elle possède une grâce singulière qui désarme. Toutes les jeunes femmes de sa génération veulent ressembler à Darrieux, elles imitent ses coiffures, son allure. Même Michelle Morgan admirait DD et voulait lui ressembler ; elle était de trois ans sa cadette et n’a débuté dans un premier rôle qu’en 1937. Ainsi par exemple, dans Quai des brumes (1938), on ne sait pas toujours que Morgan a le même look (manteau ciré et béret) que Darrieux dans Abus de confiance (1937)…

 

Clara Laurent

 

Son premier grand rôle dramatique est dans Mayerling en 1936. Au cours des années 30, elle joue surtout dans des comédies, chante et campe le plus souvent des rôles de jeunes filles ingénues. Avec le temps et le recul, comment a t-elle perçu ces rôles?

D’abord, à mon sens, elle ne joue pas exactement des rôles d’ingénue dans ces films des années trente, en tous cas pas si l’on considère que l’ingénue est cette jeune fille parfaitement naïve dont la crédulité en fait une proie facile. C’est d’ailleurs ce qui fait la nouveauté des personnages qu’incarne Darrieux à l’écran : elle est à la fois très jolie et hyper futée — voire roublarde, butée et pleine d’humour et de sens de la répartie. En ce sens, elle est l’homologue de ses consœurs hollywoodiennes, telle que Claudette Colbert ou Katharine Hepburn. Quand Hollywood l’engage en 1937, c’est pour la distribuer dans ce registre de la jeune femme moderne avec The Rage of Paris, aux côtés de Douglas Fairbanks jr (1938). Avant Bardot, Darrieux est aimée par le public pour sa moue boudeuse. Cette moue est certes sensuelle, mais elle exprime aussi une forme de rébellion aux injonctions des pères et des maris. Pour autant, il est vrai que Danielle Darrieux posait sur ses jeunes années d’actrice un regard désapprobateur, comme si elle n’avait joué que dans des films un peu « idiots » comme elle le disait. Cela peut s’expliquer en partie par le fait que Darrieux, n’étant pas narcissique, ne visionnait pas ses propres films — en dehors de ceux réalisés par Max Ophuls qu’elle adorait. Elle n’était peut-être pas la meilleure juge de son propre travail…

 

Le documentaire montre bien que Danielle Darrieux n’a jamais été collaborationniste lors de l’Occupation.

C’était essentiel en effet de le redire et d’expliquer clairement ce qui s’est passé sous l’Occupation. Lorsque j’écrivais mon livre et que j’en parlais autour de moi, on me disait tout le temps : « Ah oui, Darrieux, elle n’a pas eu un comportement terrible durant la guerre… » Je trouve très injuste que Danielle Darrieux ait souffert depuis la sortie du documentaire Le Chagrin et la pitié (1971) de cet opprobre de « collabo » du cinéma ! Attention, ce film de Marcel Ophuls est remarquable et fut nécessaire pour l’historiographie de cette période noire. Mais le passage qui est consacré à Darrieux semble à charge. L’actualité qui montre « le train de la honte » avec Darrieux et d’autres acteurs français partant en mars 1942 pour Berlin est montée entre deux épisodes atroces de la guerre : la sortie du film antisémite Le Juif Süss et un reportage sur Heydrich. Le documentaire auquel j’ai participé explique bien que Darrieux a subi en fait le chantage d’Alfred Greven, directeur de la firme Continental, pour participer à ce voyage de propagande en Allemagne. Si elle n’obtempérait pas, elle ne pourrait revoir son fiancé, le diplomate Porfirio Rubirosa, interné dans une prison allemande pour espionnage… Après le voyage à Berlin, « Rubi » fut libéré. DD et Rubi se marièrent et DD refusa de tourner pour la Continental, si bien qu’elle fut punie. Les Allemands essayèrent de tuer sa carrière. Elle ne tourna plus jusqu’à la Libération. Des archives prouvent tout cela… Si elle avait été collabo, elle n’aurait certainement pas pu être engagée tout de suite après la guerre, avec Au petit bonheur de Marcel Lherbier (1945). Et si elle avait été considérée comme collabo, je ne pense pas que Duvivier lui aurait confié le rôle de l’exemplaire résistante Marie-Octobre en 1959 !

 

Elle a néanmoins connu un passage à vide après la Libération…

C’est à nouveau quelque chose que je me suis employée dans mon livre à nuancer fortement, avec preuves à l’appui. Darrieux tourne entre 1945 et 1949 six films. Pas exactement le chômage ! On m’opposera que ce furent des films médiocres. D’abord, si l’on regarde les entrées engrangées, on constate que ce ne sont pas exactement des bides : Bethsabée frôle les 3,5 millions d’entrées, Au petit bonheur, Adieu Chérie et Ruy Blas ne font « que » 2,5 millions d’entrées, Jean de la lune un peu moins de 2 millions. Evidemment, l’accueil n’est pas à la hauteur des films d’avant-guerre, DD n’est plus la star française numéro un, mais elle est toujours bien présente dans la presse, elle déchaîne même les passions en raison de sa vie sentimentale mouvementée : séparation d’avec Rubirosa, idylle avec un jeune acteur (Pierre Louis), puis fiançailles rompues après six mois… Bref, elle n’est pas oubliée. Ajoutons que des comédies comme Au petit bonheur et Adieu Chérie, si elles ne peuvent prétendre au chef d’œuvre, ne déméritent pas par rapport à des comédies des années trente, contrairement aux idées reçues qui sont peut-être liées au désaveu de la principale intéressée : Darrieux moquent ces films ! Je pense que ce regard sévère est en partie lié à de mauvais souvenirs personnels : sa relation avec Rubirosa s’est détériorée après la guerre, l’acharnement médiatique qu’elle a subi a été très pénible pour elle.

 

En quoi peut-on dire que les années 50 marquent l’âge d’or de la carrière de Danielle Darrieux?

En 1949 sort un chef d’œuvre, Occupe-toi d’Amélie ! Darrieux est consciente de la valeur de cette adaptation géniale d’Autant-Lara. À l’orée des années cinquante, elle a déjà une longue carrière mais n’a que 33 ans. Max Ophuls, revenu de son exil hollywoodien, l’engage dans La Ronde. C’est le début d’une collaboration magique. Darrieux a trouvé son réalisateur, celui qui sait la regarder, la diriger. Qui comprend le mieux comment lui faire exprimer la quintessence de son art d’actrice. Cette manière de laisser affleurer sur la surface de son visage des émotions intenses. L’élégance et la subtilité portées à un rare point d’incandescence. Après La Ronde vient Le Plaisir, puis Madame de, le film dont elle était le plus fière, et à raison. Elle y livre une des plus belles interprétations de l’histoire du cinéma, dans un chef d’œuvre qu’Arte programme d’ailleurs avant le documentaire Il est poli d’être gai. La décennie la fait en outre renouer avec Henri Decoin au cinéma : il lui offre le chef d’œuvre La Vérité sur Bébé Donge, aux côtés de Jean Gabin. Autant-Lara lui offre quant à lui deux autres films, dont Le Rouge et le Noir. Si cette adaptation de Stendhal n’est vraiment pas le meilleur de son réalisateur, le film est toutefois un gros succès du box-office. Il faudrait aussi citer un autre gros succès, Typhon sur Nagasaki (avec Jean Marais), dans lequel Darrieux rayonne en femme de lettres indépendante. A la toute fin de la décennie, Darrieux s’impose, au milieu d’une distribution pléthorique masculine, en héroïne de la résistance avec le célèbre Marie-Octobre. En 1959, elle a beau avoir 40 ans passés, elle reste une star.

 

 

On a tendance à oublier les rôles tenus par Danielle Darrieux à partir des années 60, mais que ce soit au cinéma, avec la Nouvelle Vague notamment, ou au théâtre, elle a continué à jouer et presque jusqu’à la fin de sa vie.

Entre 1960 et 1969, Darrieux tourne dans pas moins de vingt-deux films. Certes, parfois il ne s’agit que d’apparitions ou de rôles secondaires, mais pas exclusivement ! Elle a aussi des premiers rôles, comme dans Meurtre en 45 tours (1960), ou dans Les vingt-quatre heures de la vie d’une femme (sélectionné au Festival de Cannes en 1968) ou encore dans une pépite inclassable réalisée par Jean Vautrin (crédité de son vrai nom, Jean Herman) : Le Dimanche de la vie d’après Queneau. Il faudrait aussi citer Du grabuge chez les veuves, où elle est à égalité avec la jeune Dany Carrel : un polar aux accents féministes tout à fait étonnant… Dire que Darrieux ne fut pas oubliée par la Nouvelle Vague est un peu exagéré. Chabrol lui « règle son compte » (comme à Morgan) en la faisant liquider après quelques minutes par son Landru ! Mais on peut considérer que le seul film réalisé par Jean Cayrol, Le Coup de grâce, appartient à la Nouvelle vague, il est vrai. Darrieux s’y retrouve en compagnie de Piccoli et d’Emmanuelle Riva dans un de ses rôles les plus troublants. À près de 50 ans, elle y est d’une sensualité frémissante. Et puis Jacques Demy lui offre bien sûr un de ses plus jolis rôles en lui permettant de chanter dans Les Demoiselles de Rochefort en 1967. D’ailleurs, Darrieux intensifie sa carrière de chanteuse sur scène dans les années 60. Le théâtre est aussi un lieu où elle s’épanouit, notamment avec le gros succès de la pièce de Françoise Sagan, La Robe mauve de Valentine… Dans les années 70, Darrieux tourne peu au cinéma, mais elle est tout de même l’héroïne de Divine, un film de Dominique Delouche entièrement construit à sa gloire. J’aimerais beaucoup qu’un éditeur ressorte un film très curieux, Roses rouges et piments verts, dans lequel Darrieux campe une mère de loubard, qui continue, la cinquantaine entamée, à vivre sa vie libre de femme amoureuse… À partir des années 80, Darrieux est à nouveau régulièrement sollicitée par des cinéastes importants : Demy, Jacquot, Téchiné, Sautet, Ozon… Chez Jeanne Labrune, elle incarne une femme du 3e âge dont la jeunesse morale est ultra tonifiante (Ça ira mieux demain). Enfin, chez Anne Fontaine, elle campe une quasi nonagénaire insolente (Nouvelle chance). Et qui chante toujours sur scène !

 

Le documentaire montre la modernité de Danielle Darrieux. Catherine Deneuve et Louise Bourgoin (qui prête sa voix au documentaire) lui rendent de beaux hommages. Quelles sont ses héritières?

C’était essentiel en effet de montrer dans le documentaire Il est poli d’être gai à quel point Darrieux incarna la femme moderne dans les années trente. De larges extraits de films, comme Quelle drôle de gosse !, Un mauvais garçon ou Battement de cœur montrent ce personnage si nouveau à l’époque : une jeune femme à l’allure libre et à la détermination farouche. Cette nouveauté a été à l’origine de mon envie d’écrire un livre sur Darrieux. Cet aspect de sa carrière était en effet un peu enfoui : c’était surtout les trois films de Max Ophuls qui restaient dans la mémoire des cinéphiles. Or dans les années trente, Darrieux est la seule actrice française à camper véritablement ce personnage nouveau à l’écran de la femme moderne, tandis qu’à Hollywood, elles sont nombreuses à le faire. La modernité de Darrieux touche également à son jeu d’actrice. Contrairement à la plupart de ses homologues de l’époque, DD n’a pas eu de formation théâtrale. Son jeu est d’emblée, et comme naturellement, cinématographique. Catherine Deneuve peut sans doute être considérée comme une héritière de Danielle Darrieux. Elle a d’ailleurs débuté dans L’Homme à femmes aux côtés de Darrieux en jouant sa nièce (1960), puis a tourné de nombreuses fois avec elle. Dans le très joli texte que Catherine Deneuve a bien voulu écrire pour mon livre, elle sait à merveille souligner l’art de son aînée : « Ne jamais peser, laisser souvent une interrogation, un doute dans son phrasé, le charme absolu. » Il est difficile aujourd’hui de déterminer qui seraient les héritières de DD, mais il est vrai que j’ai été heureuse quand Louise Bourgoin a accepté de prêter sa voix pour le commentaire off d’Il est poli d’être gai. Cette actrice très contemporaine possède la grâce ET la fantaisie, la beauté ET l’intelligence, comme Danielle Darrieux en son temps !

 

Propos recueillis par Christophe Dard

A LIRE: Danielle Darrieux, une femme moderne (Hors Collection, 2017).  

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Christophe Dard
Titulaire d’un Master 2 d’histoire contemporaine à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Christophe Dard présente les journaux, les flashs et la chronique "L'histoire des Juifs de France" dans la matinale (6h-9h) sur Radio J. Il est par ailleurs auteur pour l'émission de Franck Ferrand sur Radio Classique, auteur de podcasts pour Majelan et attaché de production à France Info. Christophe Dard collabore pour Toute la Culture depuis 2013.

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