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[Cannes 2021] Interview, Nadav Lapid : “Quand la caméra se trompe, il y a une autre chose qui se révèle.”

[Cannes 2021] Interview, Nadav Lapid : “Quand la caméra se trompe, il y a une autre chose qui se révèle.”

09 July 2021 | PAR Yaël Hirsch

En sélection officielle avec Le genou d’Ahed, le réalisateur israélien Nadav Lapid est en lice pour la palme après avoir remporté l’Ours d’or à Berlin pour Synonymes. Juste avant qu’il remonte les marches pour son court post-covid, La Star, nous l’avons interviewé. 

Lire notre critique du film, ici. 

À quel point Le Genou d’Ahed prend-il racine dans votre expérience vécue ?

Il est vraiment collé à la réalité. Par exemple, sur mon téléphone il y a les échanges avec ma mère, les images et les vidéos que je lui ai envoyées, j’ai cinq ou six photos de cette piscine étrange, avec des vagues dans ce grand désert. Aussi, j’ai toujours le numéro de téléphone de cette bureaucrate du ministère de la Culture, qui m’a appelé pour m’inviter à donner une conférence sur L’Institutrice. Et en effet, elle a montré de l’enthousiasme, de la vivacité et beaucoup de charme. Et en même temps, elle me demandait de signer ce formulaire qui m’imposait de détailler le sujet sur lequel je devais parler. Je lui ai vraiment dit cette phrase qu’on retrouve dans le film : « Vous n’aimez pas les opinions qui ne sont pas les vôtres. » Et elle a répondu : « Oui je ne suis pas très fière de ce que je suis en train de faire. » En ce sens-là, le film est proche de la réalité. Après, il y a un malaise plus profond, avec ce sentiment que, à force de résister, de partir tout le temps en bataille et de voir du danger autour de soi, on n’est plus soi-même. Avec le sentiment qu’il n’y a pas d’issue… D’ailleurs, comme dit la maman citée par le cinéaste : « À la fin c’est la géographie qui gagne. » Si tu pensais qu’en te détachant tu t’aimerais ailleurs, finalement tu n’es encore qu’un détail du paysage.

Dans ce film, il y a à la fois un sentiment d’urgence avec la fin de la vie de la mère et la fin de l’État d’Israël, mais aussi la lenteur intemporelle de la discussion dans le désert. Comment avez-vous mis en scène ces deux éléments qui s’opposent ? 

L’enjeu avec la caméra, c’est d’aller au-delà du concret, vers le vrai sens du moment. Il s’agit de pénétrer la peau pour arriver aux réflexions, aux pensées, aux mots qui tournent dans la tête, à tout ce qui est impalpable. Or, la caméra est quelque chose de très concret. Donc, il faut parfois aller contre elle. La mettre en confusion, lui faire faire des choses inhabituelles pour qu’elle se trompe. Et quand elle se trompe, il y a une autre chose qui se révèle. La vérité de ce film c’est sa vibration, ce n’est pas forcément une caméra vibrante, mais c’est une caméra qui fabrique une sorte de vibration presque permanente. Qu’est-ce qui nous amène à la nuque, pourquoi la nuque est censée nous emmener au visage. Là, il y a quelque chose qui se passe.

Le texte est très poétique, les mots extrêmement chargés. Vous parlez de mots-matière dans le dossier de presse ? Pouvez-vous nous expliquer comment vous les utilisez pour faire du cinéma ?

Je mélange les phrases qui me viennent en tête : les choses que j’ai lues dans un bouquin, une phrase que j’entends dans la rue. Ce qui les réunit toutes, c’est une sorte de sentiment. Je sais que cela va à l’encontre de ce qu’on a l’habitude de penser sur le cinéma, qu’il ne faut pas parler qu’il faut “abréger”, comme dit le réalisateur dans le film. Mais en même temps, j’ai le sentiment que si on n’entend pas ces mots, on ne comprend rien. Si on ne sait pas quelle était la couleur des chaussettes, on ne comprend rien. Je pense que c’est basé sur ces tentatives désespérées de transmettre l’intransmissible. La moitié du film existe avec cela.

La bibliothécaire comme le policier ou l’institutrice dans vos autres films représentent la menace de l’État, et en même temps ils ont leur propre personnalité. Sont-ils plus coercitifs quand ils sont sympathiques ?

Sur les plans politique et théorique c’est beaucoup plus dangereux un fonctionnaire qui dit « Oui c’est terrible ce que je suis en train de faire signer comme formulaire », que quelqu’un qui dit « là tu vas signer le formulaire », parce que c’est quelqu’un qui exprime l’oppression d’une manière moins directe. Après, sur le plan humain, il faut comprendre les gens aussi. Au fond ils sont sympathiques. Quand ils font des choses terribles, c’est ce qui caractérise une société en crise. La bibliothécaire, c’est la signification qu’il n’y a pas de survivant. Mais il y a plein de choses positives à dire sur elle. Elle est remplie de vivacité. Quand les autres couraient sur les collines de sable, elle restait chez elle pour lire des bouquins, elle sait réunir les gens, elle a une vraie vision et mission pour la culture… Et malgré cela,  elle est une servante du mal.

Quelle est cette loi qui détaille de quoi on doit parler quand on parle d’art ? Quel est le rôle de l’artiste, du cinéaste ?

Je ne sais pas qui a pris cette décision au ministère. Cela se résume à un bout de papier qu’on reçoit. Moi, ils me l’ont faxé chez mes parents à l’époque, avec une liste de sujets dont je pouvais parler. Pour le rôle du cinéaste, il est nécessairement en lien avec la réalité. Un cinéaste rassemble autour de lui des centaines de personnes : il y a des camions, beaucoup de fer et de métal. Si autour de lui c’est violent, il adopte cette violence. Il ne peut pas se distinguer de ce qui l’entoure. Dans un monde où chacun voit tout le monde, tout le temps, comme des ennemis, il devient fou… 

La scène où le cinéaste explose contre le système est très marquante. Est-ce une manière de soigner ses démons ? 

Un être humain ne peut pas refuser qu’il est humain, il ne peut pas changer le cours de l’histoire, ou aller contre la mort. À la fin, il regagne une place dans l’humanité. Mais c’est aussi admettre sa faiblesse. Il est un peu comme le guerrier blasé ou désespéré. Je n’ai pas l’impression qu’il pense pouvoir changer quoi que ce soit. Il dit qu’il y aura peut-être un miracle. Le mot miracle revient souvent dans le film.

Quel est ce miracle qu’on attend et qui n’arrive pas ?

C’est la guérison de la mère et aussi le changement du pays. Le pays est mort car il n’y a plus de possible et cela le rend invivable. Israël est invivable en ce moment si on accepte que c’est cela l’état des choses, qu’on ne peut pas faire mieux. Pour l’instant, il faut cultiver les poivrons qu’on trouve détruits dans l’Arava et leur donner plus d’eau… 

visuel © Photo du film, Pyramide Distribution

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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