Arts
On va au Centre Pompidou avec Vinciane Despret

On va au Centre Pompidou avec Vinciane Despret

16 September 2021 | PAR Bénédicte Gattère
Dans le cadre du festival Extra!, nous avons eu la chance de rencontrer Vinciane Despret, philosophe du vivant et invitée d’honneur du Centre Pompidou pour 2021-2022. Nous avons pu parler, autour d’un verre, de ce que l’art « permet » de faire à la pensée : ce qu’il autorise et ce qu’il engendre comme métamorphose(s). Tout un programme, ou quand réflexion philosophique rime avec expression artistique !
 

Poulpes et autres « espèces compagnes »

Son Autobiographie d’un poulpe se classe au 4e rang des meilleures ventes en philosophie, et Habiter en oiseau demeure, deux ans après sa parution, dans le top 15 (source : Datalib). Tous deux ont été édités par Actes Sud, au sein de la collection « Mondes sauvages », qui abrite également des penseurs marquants de notre temps comme Baptiste Morizot. Autant dire que Vinciane Despret fait partie de ces auteurs dits “sérieux” qui sont lus par un large public et qui sont le reflet des intérêts de nos contemporains.
 
Son dernier opus lui a permis d’explorer la forme littéraire à proprement parler et de prendre ainsi ses distances avec celle, plus classique pour une philosophe, de l’essai. Il se lit comme un recueil de nouvelles et rassemble plusieurs histoires qui nous donnent accès à différents mondes… ou plutôt, à des mondes différents, ceux des animaux. Si ces derniers ne « parlent » pas directement, ils s’expriment à travers la bouche des thérolinguistes, branche de savant·e·s inventée par Vinciane Despret. Pour ce faire, elle s’est inspirée de l’autrice de science-fiction Ursula K. Le Guin. Utopiste féministe, autrice prolifique, elle a su inspirer d’autres penseuses comme Donna Haraway avec qui, par ailleurs, la philosophe belge entretient une belle amitié fondée sur « des clins d’œil » inspirés. Elle insiste sur cette faculté de l’autrice de Vivre dans le trouble de « nous ramener au quotidien » selon des « qualités d’attention » propres, dont elle reconnaît volontiers « avoir découvert l’importance avec elle ». Dans cette communauté de pensée, comprenant d’autres philosophes des sciences comme Isabelle Stengers, se dessine plus généralement une sensibilité nouvelle face au vivant qui sonne aujourd’hui comme une nécessité vitale pour lutter contre la destruction de nos écosystèmes.
 
Du wombat à l’araignée, en passant par le poulpe donc, qui a donné son titre au livre, nous entrons dans des univers bien singuliers. La conversation, qui a eu lieu le 9 septembre au Centre Pompidou, en présence de Vinciane Despret, Pierre Vinclair, poète, romancier et cofondateur de la revue Catastrophes et Jean-Christophe Cavallin, fondateur et responsable du master « Écopoétique et création » de l’université d’Aix-Marseille ouvrait le premier « salon » d’Extra! Elle faisait suite au lancement du très beau projet PANDEMONIUM auquel les trois auteurs avaient participé juste avant, autour du thème « Quand un animal disparaît… », et avec pour objectif de se mettre en rapport empathique avec une espèce en voie d’extinction. Les trois intervenants étaient guidés par cette question : « Comment la littérature peut-elle apporter des réponses à la crise climatique à laquelle nous sommes tou·te·s confronté·e·s ? » Car cette année, il est bel et bien question de « faire salon » pour penser un avenir qui s’écrit en commun. Les narrations utopiques de cultures animales de Vinciane Despret – par ailleurs connues ou pressenties par les scientifiques actuellement les plus à la pointe – s’intègrent parfaitement dans cet élargissement des imaginaires littéraires aux questions écologiques, identifié depuis longtemps outre-Atlantique sous le terme de nature writing. Pour la philosophe, le geste réside dans l’idée de « raviver des récits qui nous mettaient dans un certain rapport avec certaines choses qui, normalement, n’apparaissaient pas comme importantes », « des récits qui demandent des déplacements d’attention ». Il s’agit de « revisiter aussi d’anciens récits, et voir ce qui a été oublié dans ces récits », note Vinciane Despret, s’appuyant encore une fois sur Ursula Le Guin et sa théorie de la « fiction-panier ».
 

Une philosophe chez les artistes

En 2017, le Centre Pompidou lançait un nouveau programme d’invitations, consistant à proposer à un·e intellectuel·le « d’accompagner sa programmation et de développer un projet de pensée » au long cours. En 2021, la philosophe Vinciane Despret y répondait sans hésiter. L’intitulé qu’elle a choisi, Avec qui venez-vous ?, amène à une réflexion sur nos « espèces compagnes » (pour reprendre le terme harawayien), car nous n’entrons pas seul·e dans un lieu ; que ce soit au musée ou ailleurs, nous venons avec notre flore intestinale, notre microbiome, nos virus ou nos anticorps… En un mot, nous ne venons pas seuls pour le dire avec Léna Balaud et Antoine Chopot, auteurs de Nous ne sommes pas seuls.  Le projet mené avec la philosophe se résume ainsi : “l’idée centrale de cette proposition est de mener une enquête environnementale et éthologique au Centre Pompidou et en particulier au Musée national d’art moderne, pour partir à la recherche de toutes les espèces vivantes qui y vivent, aussi bien celles qui viennent du dehors et entrent avec les visiteurs, que celles qui résident dans les matériaux des œuvres exposées au Musée”.
 
La philosophe n’en est pas à son coup d’essai en termes d’incursion dans le monde des arts. Elle a déjà eu l’occasion de travailler avec divers artistes contemporains comme Tomás Saraceno, qui l’a beaucoup inspirée en retour pour son travail d’écriture autour de l’araignée. Une discussion avait été entamée dans le cadre du festival Hors Piste de cette année, lors de la rencontre inaugurale de cette dernière édition intitulée L’écologie des images. Elle avait « écrit pour lui sur un mode fictionnel », ce qui lui avait alors « permis de faire la même chose qu'[elle faisait] d’habitude mais sur un autre registre, donc de changer de voix », elle souligne : « comme si, alors que, d’habitude, je parle, je me disais et si je le chantais, et si je le dansais… » La philosophe ajoute : « Je ne suis pas danseuse, je ne suis pas chanteuse mais par contre, en fictionnant, j’ai l’impression de chanter une langue… de chanter dans une langue qui reste malgré tout ma propre langue ».
 
Car chez Vinciane Despret, « s’il y a bien quelque chose qui [la] travaille, c’est comment on opère des sauts entre des modalités expressives différentes, mais dans un même mouvement », en somme « comment on arrive à prendre un concept et à le faire passer autrement que simplement par de la langue conceptuelle ». Un beau projet, qui montre la générosité de cette théoricienne, éthologue, toujours prompte à l’enquête de terrain, qui, de par son parcours, s’était longtemps tenue éloignée du monde de l’art à proprement parler. Elle s’y intéresse depuis quelques années désormais, convaincue du rôle qu’il a à jouer dans nos sociétés. Elle dit avoir trouvé dans ces pas de côté, « un style non critique, bienveillant, et joyeux, très joyeux » et se réjouit de voir de plus en plus de scientifiques et d’artistes (notamment avec l’art documentaire) « opérer eux-mêmes ces mouvements-là », « commencer à explorer le registre des autres » comme au théâtre Vidy-Lausanne où elle a travaillé en atelier également. Elle en garde le souvenir d’artistes qui « avaient pris une position scientifique et s’étaient occupé·e·s de ramener le matériel scientifique » et, à l’inverse, de scientifiques ayant par exemple «dansé l’hippocampe dans un film à la Painlevé ». « C’était extraordinaire », nous confie-t-elle enthousiaste.
 
L’art autorise ce genre d’exploration « d’autres registres qui me font penser à des choses auxquelles ne m’aurait pas fait penser le registre habituel ». La philosophe évoque ainsi cette épiphanie décisive, qui lui a permis de « ne pas appauvrir [son] enquête » pour Habiter en oiseau, à savoir : « le territoire, c’est une performance artistique ». En effet, pour les oiseaux, ce dernier est le lieu moins de l’affirmation d’une supériorité de propriétaire – hypothèse de certains savants emprisonnés dans une lecture univoque de la théorie de l’évolution – que d’une ostentation s’intégrant dans le maintien des relations avec le voisinage. Habiter en oiseau correspond alors à un « partage du sensible » en mesure de nous inspirer…
 

 

Le rôle de l’art face à la crise écologique

Ces ponts jetés entre différentes disciplines sont aussi une façon de rendre la science sensible. Si l’on reprend la thèse de Carolyn Merchant, également philosophe des sciences, célèbre pour avoir écrit La Mort de la nature (1980) qui vient tout juste d’être traduit en français, c’est une façon de s’éloigner de la longue tradition d’une science mécaniste, froide, qui faisait de la vie chose morte. Sous le prisme des télescopes ou des microscopes, et aujourd’hui des scanners et autres outils de modélisation, nous avons pu oublier qu’il y a de la vie sous la lamelle ou de l’autre côté de l’écran. L’art est une façon de se libérer de ce carcan, de rendre les sciences dures à la fois accessibles et palpables, vivantes enfin. Les films de Painlevé documentant avec délicatesse les mouvements des pieuvres, hippocampes, étoiles de mer ou chauves-souris, produits de 1902 à 1989, sont regroupés sous le titre Science is Fiction — une affirmation que ne renieraient pas les philosophes des sciences précitées, qui ont participé à la remise en cause de la prétendue objectivité du domaine.
 
Alors que les artistes se retrouvent sommé·e·s, que ce soit par les politiques ou par les mouvements progressistes, de se confronter au réel sans plus attendre, et sans parfois pouvoir prendre le recul nécessaire, rappelons-nous l’importance de l’imaginaire, loin d’être uniquement, comme le dit Geoffroy de Lagasnerie dans L’Art impossible « complice [avec l’esthétique] des forces de l’ordre ». Plus exactement, rappelons-nous l’importance des imaginaires, par définition pluriels, singuliers et foisonnants. Seules ces terres fertiles sont capables de nous faire voir le monde autrement, au-delà de ce qu’il est actuellement (et pas toujours réjouissant !), pour mieux le réinventer. Il y a donc urgence à laisser aux artistes l’espace et le temps de la réflexion. C’est ce que nous a rappelé la philosophe pour qui l’art permet ce « déplacement de l’attention », ou même, en allant plus loin, ce déploiement de l’attention, premier pas d’un prendre soin du monde. Car, pour paraphraser le sociologue Pierre Bourdieu, la révolution écologique passera peut-être plus encore par les inconscients que par les consciences.
 
 
Visuel : Vinciane Despret © Les Possédés et leurs mondes, Emmanuel Luce, 2019.
Cinédanse : La Mort du cygne de Jean Benoit-Lévy
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Bénédicte Gattère
Étudiante en histoire de l'art et en études de genre, j'ai pu rencontrer l'équipe de Toute la culture à la faveur d'un stage. L'esprit d'ouverture et la transdisciplinarité revendiquée de la ligne éditoriale ont fait que depuis, j'ai continué à écrire avec joie et enthousiasme dans les domaines variés de la danse, de la performance, du théâtre (des arts vivants en général) et des arts visuels (expositions ...) aussi bien que dans celui de la musique classique (musique baroque en particulier), bref tout ce qui me passionne !

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