
Maria Carmela Mini : “Je suis une dévoreuse de spectacles”
Le 3 juin sera lancé le festival Les Latitudes Contemporaines. Le très bien nommé événement lillois donne le pouls de la création, qu’elle soit établie ou émergente. Cette année, la directrice, Maria Carmela Mini, tisse des liens au féminin. Rencontre.
Le festival commence bientôt, le 3 juin, avec une jauge à 35%. Vous pourrez l’augmenter à partir du 9. Comment se construit un festival avec des jauges évolutives ?
Eh bien on s’y prépare, parce que mon équipe est quand même très professionnelle et heureusement. Jusqu’au 8 inclus nous avons travaillé sur des jauges à 35%. J’ai privilégié quand même des choses un peu en extérieur, ce qui pourrait permettre d’accueillir un peu plus de monde. Mais nous avons des représentations en intérieur donc évidemment cela va créer beaucoup de frustration. Par exemple, la pièce de Phia Ménard, le 3 juin, à peine la billetterie ouverte, affichait complet.
Ce spectacle assez génial de Phia Ménard où elle démonte la scène, cela aurait mérité une foule…
Ce sera à l’intérieur de la maison Folie Wazemmes, pour 70 personnes. C’est rageant ! Je ne voulais pas annuler, portée par l’idée que “tout ce qu’on pourra faire on le fera”. Puis, c’était important pour le public que l’on puisse donner une note d’espoir. Etant donné que je suis présidente déléguée de France Festival, donc avec des réunions extrêmement régulière avec le Ministère de la Culture, j’avais bon espoir qu’on ouvre à la mi-mai, parce que tout allait dans ce sens, tous les discours et tout le protocole sur lequel on échangeait avec le Ministère allait dans ce sens. Donc, rapidement, j’ai fait une note aux professionnels, à la presse, aux artistes en disant « on va commencer, ce festival va avoir lieu » et mon équipe me disait « t’es dingue de l’annoncer ! »
Jean-Paul Montanari nous disait en interview que Montpellier Danse étant un festival subventionné, jouer était obligatoire. Est-ce que aux Latitudes il y a aussi cette question là ? Celle de jouer quoi qu’il arrive ?
Presque ! Je dirais envers et contre tout ! J’ai annoncé le festival et ni le publics, ni les partenaires aussi ne me croyaient. Je disais « mais on va jouer, je n’ai pas de doute, on va jouer ». En effet, j’ai lu dans la presse que Jean-Paul Montanari tenait la même posture que la mienne mais je dis qu’on sera au moins deux à passer pour des fous !
Parlons de votre programmation, qui alterne des reprises et des révélations. Même si parler de “reprise” dans ce contexte est étrange, je pense à Rimini Protokoll qui a dû jouer deux jours à Clermont-Ferrand. Vous programmez le sublime Romances Inciertos de Chaignaud, là pour le coup qui a été assez vu au festival d’Avignon, et en revanche le Boléro qui n’a été vu que par les pros à Chaillot. Comment avez-vous fait votre sélection ?
Déjà, il y a la ligne que je m’étais donnée sur l’axe et la couleur que je voulais donner au festival. Donc c’était celui de l’année dernière car le festival de l’année dernière a été annulé. L’idée c’était vraiment de donner à voir la représentation des féminités dans la création artistique et dans la société. Et comment certaines assignations ou certaines idées qu’on a de la représentation des femmes dans la création artistique pouvaient évidemment être requestionnées.
Vous voulez parler des représentations des féminités et en même temps dans votre programmation, il n’y a rien qui est au premier degré.
C’est ça, tout à fait. C’est vraiment ça que je voulais construire, c’est-à-dire que le public ait plusieurs portes d’entrée et plusieurs niveaux de lecture de cette question de féminité au plateau. Donc que ça soit à travers un Boléro, Daté.es, de Pol Pi ou de Ida don’t cry me love de Lara Barsacq, j’ai procédé vraiment sur des lectures à plusieurs niveaux.
D’ailleurs, ces différents niveaux, nous les avons pensé comme des fenêtres. Le premier jet, « Archives vivantes et gestes du présent », questionne la question des féminités à travers ce prisme là. Ensuite « Turbulences des corps dissidents » est une grille de lecture. Nous allons questionner la représentation des féminités dans la création artistique. Le troisième prisme vient décentrer les regards sur le monde. Il s’agit de voir comment cette question de la féminité à travers des projets questionne les féminités dans le monde. Et vraiment donner au public différents niveaux de lecture qui le fasse rentrer dans un chemin. Je vais proposer un récit au public, ce récit va l’amener à se poser des questions sur la représentation des féminités sur scène.
Ce qui m’intéressait aussi dans le programme c’est évidemment que vous travaillez différents matériaux mais aussi différents modes de transmission. Quand je vois que François Gremaud à côté de Phia Ménard cela m’amuse beaucoup parce que finalement ils parlent plus ou moins la même chose, mais de façon très différentes. L’un passe par la violence, l’autre par l’humour. Est-ce que la méthode est au cœur de vos réflexions ?
Absolument. Tout à fait et même, et cela vaut aussi pour la musique, il y a une programmation musicale qui est assez importante. Et là aussi je voulais m’amuser sur les propositions. Je travaille vraiment pour le public, c’est cela qui m’intéresse et donc je souhaiterais quel que soit le public, qu’ils soient jeunes, vieux, à l’âge médium, aimant tel type ou tel type, que chacune et chacun puisse construire son propre récit en fonction de la sensibilité artistique qui lui est propre. Donc c’est vraiment comme ça que j’ai voulu construire en effet le récit du festival.
Et justement, vous accompagnez aussi le public autour des spectacles. Comment ça se passe cette année, comment prévoyez-vous les bords de scène, les rencontres, les débats ?
Alors, hélas nous devons en faire moins que d’habitude parce que le protocole sanitaire nous contraint. Mais nous allons le faire en fait de manière plus impromptue et sous forme d’interviews que nous mettrons en ligne au fur et à mesure du festival, pour que les gens puissent justement aller écouter tel ou tel artiste. Et puis après, justement vous citiez François Gremaud, qui souhaite faire des rencontres à travers son travail mais ça va être par petits groupes. On est vraiment en train de mettre en place toute cette réflexion qui évidemment va devoir se faire au fur et à mesure et de manière un peu au pied levé.
Vous dites « on va mettre en ligne ces rencontres ». Est-ce que vous avez envie par exemple, vu que les jauges sont minuscules, en tout cas, celles du début du festival, de mettre en ligne des spectacles ?
Alors, je suis assez claire là-dessus, c’est-à-dire que nous en tant que professionnel nous sommes amenés à regarder des spectacles en vidéo à longueur d’année et donc pour moi cela ne peut remplacer en aucun cas le résultat que le spectacle vivant offre, c’est impossible.
Et si on fait des spectacles en ligne, ce que certains font, et j’admire d’ailleurs l’opéra de Lille pour ça, cela coûte extrêmement cher. Je parle de 15 000 euros minimum, parce qu’il faut quatre caméras, il faut qu’il y ait au moins trois captations donc trois fois trois jours de films d’affilée, il faut un réalisateur, des monteurs, et cetera. Si l’on veut restituer de manière qualitative et un minimum avec un peu d’émotion, parce que on va avoir une caméra qui va filmer de près les visages, parce qu’une autre caméra va filmer à un plan précis, cela coûte très cher. Nous n’avons absolument pas les moyens de faire ça. Il faut à la fois payer les artistes et la captation. Faire une captation en plan fixe avec deux caméras, cela n’a aucun sens.
Les Latitudes seront l’occasion de voir le travail d’artistes émergents, je pense à Betty Tchomanga, Lara Barsacq, ou même Nina Santes aux côtés de Phia Menard et François Chaignaud. Comment articulez vous “cette cuisine” entre têtes d’affiche et émergences ?
C’est vraiment l’ADN de Latitudes Contemporaines : à la fois, présenter des artistes en effet, assez connus et d’autres qui sont plutôt émergents donc quasi inconnus du grand public. Donc pour faire ce travail, en temps normal, je vois près de 250 spectacles par an, donc cela vous donne un peu une idée de comment je travaille ! Quand je ne suis pas dans des salles de spectacle, je suis triste. Je suis une dévoreuse de spectacles, je fais ça depuis 35 ans et j’adore découvrir. Et puis, après évidemment nous avons nos réseaux. Par exemple, je pense à Stéphanie Aflalo qui fait sa première création ici que j’ai connu parce qu’elle a travaillé avec Yuval Rozman, que j’avais programmé à plusieurs reprises. Donc Stéphanie est venue me voir en disant « j’ai un projet », on en parle et je me dis « ah oui ça à l’air super bien, allez on y va ! » Donc ce sont aussi des prises de risques.
C’est-à-dire qu’il y a des spectacles que vous n’avez pas vu et que vous programmez ? Ça, c’est vraiment la mission d’un festival pour le coup.
Absolument, tout à fait. Il y a plusieurs jeunes artistes dont je n’ai pas vu les spectacles qui m’en parlent et donc je dois faire confiance. Et puis, en effet, c’est ma mission de leur faire confiance et de leur dire « on y va ». Après évidemment, on a aussi des missions pour soutenir les artistes de la région, je pense à Mélodie Lasselin et Sylvain Cappelle qui là aussi ne sont quasiment pas connus, qui sont des artistes lillois. Moi je crois beaucoup à leurs capacités de développement et je les soutiens parce qu’on peut soutenir aussi la jeune génération de la région. Après il y a des artistes aussi qui sont dans des réseaux internationaux, je pense à Natasa Zivkovic qui va faire sa première française que j’ai vu à Berlin. J’ai des amis programmatrices et programmateurs qui me disent « il y a un un tel, faudrait le voir, je suis sûr que ça va te plaire », donc c’est vraiment de cette manière que je découvre des artistes et des œuvres.
Je voudrais bien que vous nous parliez de cette programmation musique.
Tout d’abord, je voulais vraiment donner la place aux femmes parce le milieu de la musique a encore du chemin à faire en terme de visibilités. J’ai découvert en cherchant vraiment des femmes remarquables. Je me suis dit « mais c’est bizarre parce qu’on en parle très très peu ».
Donc évidemment il y a Frédérika Stahl, Lean Chihiro. Je sentais que ces artistes avaient un potentiel extraordinaire. Après, j’ai été voir des concerts. Nous étions cinq dans la salle à cause de la Covid. J’ai aussi découvert des lillois, The Breakfast Club dont la chanteuse a une voix sublime. Et puis après il y a Lova Lova donc le groupe en fait c’est en discutant avec un artiste que j’aime beaucoup que j’ai déjà accueilli plusieurs fois, Yannos Majestikos. Donc c’est un performeur, je l’ai invité et je lui ai donné carte blanche pour faire un projet de performance et je lui dis « mais toi, dans la musique, qu’est-ce que tu as envie de travailler avec un musicien ? » et il me parle de Wilfried [Luzele] du groupe Lova Lova. Donc je vais le voir et je me dis « ah oui mais c’est extraordinaire ! » Voilà, c’est un peu ça que je travaille, c’est-à-dire que je suis extrêmement curieuse dans ma vie privée et dans mon travail. Je suis curieuse des gens, j’aime les gens, j’aime l’humain et de ce fait, dès que je sens qu’il y a quelque chose qui pourrait m’intéresser je passe des jours, des heures à les voir et à discuter avec eux. Là aussi, ça me permet de prendre des risques parce que je me dis « mais là il y a vraiment quelque chose à creuser ». Et alors je fonctionne vraiment comme ça, en creusant des sillons. Je fais confiance à la fois à ma curiosité à mon intuition et c’est ce qui me permet de programmer des choses qui ne sont pas forcément connues.
Tout le programme du festival et réservations.
Visuel :© Julien Pebrel