Une sélection All-stars pour les Theatertreffen 2018
Comme chaque année au Printemps, Berlin accueille en sa Haus der Berliner Festspiele les Theatertreffen, institution absolue du monde du théâtre dans l’espace germanophone. Loin des Césars à la française, ici peu de cérémonial et de costumes, de retransmission télévisée d’une remise de prix à des pièces inconnues des téléspectateurs, les 10 meilleures, ou plus exactement les plus “remarquables” mises en scène de l’année sont invitées à se produire dans la capitale allemande. Le crû 2018 se distingue par le caractère non seulement établi des metteurs en scènes, ensembles, auteurs et théâtres invités, mais surtout quasi iconique de chacun dans le paysage théâtral régional.
Contrairement aux éditions précédentes qui avaient vu invitées un certain nombre de productions issues de Stadttheater de villes secondaires et de metteurs en scène encore inconnus du grand public – comme Tyrannis de Ersan Mondtag au Staatstheater Kassel en 2016 ou encore Die Borderline Prozession du Schauspiel Dortmund -, le palmarès de cette année récompense les théâtres des métropoles de l’espace germanophones : trois nominations pour Berlin, deux pour Munich et Hambourg, une pour Vienne, ainsi que pour Zürich et pour Bâle.
L’édition 2018 sera ouverte par la renaissance pour 5 représentations de la Volksbühne de Frank Castorf avec son Faust, conçu comme un adieu au théâtre duquel il a été congédié l’été dernier, provoquant une des plus importantes polémiques politico-culturelles depuis la Réunification. Mettre en scène Faust était comme la signature de la fin d’un cycle pour Castorf qui avait commencé avec l’autre grand classique de la littérature allemande, Die Räuber von Schiller. Dans ce spectacle hors-du-commun par ses proportions, Castorf prend comme point de départ le deuxième volet du chef-d’oeuvre de Goethe, dans lequel Faust est devenu un capitaliste sans vergogne, afin de narrer pendant 7 heures l’histoire de la bourgeoisie européenne à travers le second Empire avec Nana de Zola, le Paris colonial, mais aussi la guerre d’Algérie, en passant par l’évocation de la Shoah avec Paul Ceylan. Une voyage et un tourbillon d’écriture insensée, de décors monumentales, d’images et de sons fascinants, tout simplement d’une intelligence folle sur l’Histoire de France et l’Histoire européenne, enfin servis par l’inégalable ensemble de la Volksbühne : Martin Wuttke en Faust, Marc Hosemann en Mephisto, mais aussi Sophie Rois, Daniel Zillmann, Alexander Scheer, Lilith Stangenberg, et en guest Valery Tscheplanowa qui fût sacrée meilleure actrice l’an passé pour son interprétation des Gretchen.
Il sera fort symboliquement de revoir la troupe de la Volksbühne-Est sur la scène de ce que fût jadis la Volksbühne-Ouest, retrouver son public qui se languit de sa disparition.
En désignant la plus jeune création du duo Vegard Vinge/Ida Müller, les Berliner Festspiele s’invitent en quelques sortes eux-mêmes, ce spectacle étant une coproduction de ce théâtre dans le cadre du festival Immersion. Quiconque a vu leur Nationaltheater Reinickendorf sait que le contraire n’aurait été que de la modestie mal placée. Après avoir révolutionner le paysage théâtral en 2012 avec leur John Gabriel Borkman au Prater de la Volksbühne en 2012, le duo norvégo-berlinois a créé l’été dernier pour 9 représentations uniques un théâtre total et extrême dans une usine de banlieue industrielle, avec en quelques sortes son propre répertoire – Hamlet, Baumeister Solness, Hedda Gabler, La Tosca – pour ne citer que quelques titres. Sans aucun doute une des plus grandes productions théâtrales de tous les temps : Si le “théâtre de la cruauté” tant désiré par Artaud a été dans l’histoire réalisée, c’est bien par ce duo avare malheureusement avare de représentations en dehors de Berlin et d’Oslo. Il ne reste plus qu’à espérer que l’expérience, qui explose littéralement tous les cadres et normes du théâtre sinon de l’art, peut-être même de la vie, puisse être reproduite. Le voyage, juste pour eux, en vaut la peine.
Thomas Ostermeier et la Schaubühne fêteront leur retour au Theatertreffen après avoir été boudée par l’institution plus de 10 ans. Le plus français des metteurs en scène allemand triomphe avec une mise en scène justement adapté d’un livre made in France, Retour à Reims de Didier Eribon. Cet essai autobiographique et sociologique qui a connu ces dernières années un succès colossal en Allemagne. Celui-ci s’explique par le fait que la gauche allemande, face à la montée du populisme chez eux, à chercher à comprendre les mécanismes et les origines de la mutation des classes populaires comme base électorale de la gauche radicale à l’extrême-droite. Le patron de la Schaubühne adapte cet ouvrage tant débattu ainsi dans le cadre de sa trilogie en cours sur la montée de l’extrême-droite – entre le Professeur Bernhardi de Schnitzler et Italienische Nacht de Horvát à venir en Mars. Cette sorte de parodie documentaire, créée en anglais à Manchester l’été dernier avec la superstar allemande Nina Hoss dans le rôle principale est également donnée à voir dans une version allemande à la Schaubühne depuis la rentrée. Une adaptation en français est prévue prochainement avec Emmanuelle Béart qui prendra les habits de Nina Hoss au Théâtre de la Ville qui a coproduit le spectacle.
Falk Richter, célébré en France en tant qu’auteur dramatique, est également connu outre-Rhin comme un metteur en scène majeur de la modernité diversité aussi bien dans les thèmes qu’il aborde que dans la pluridisciplinarité de ses mises en scène. Il fait lui aussi après 18 ans d’absence son grand retour au Theatertreffen avec la création à Deutsches Schauspielhaus de Hambourg de la plus récente pièce d’Elfriede Jelinek, prix Nobel de littérature autrichienne, Am Königsweg – brulôt contre Trump, comparé à Oedipe à Colone. Si on y retrouve tous les éléments habituels de la patte du metteur en scène du natif d’Hambourg – de la danse, la prégnance du monde digital dans les images, le son et le jeu même des acteurs, ainsi que les monologues micros à la main face public -, celle-ci excelle grâce à un ensemble plus divers que jamais. Aux côtés de fidèles de son époque Schaubühne comme Tilman Strauß et des acteurs et actrices sociétaires de la Schauspielhaus, à l’instar d’Anne Müller ou encore Matti Krause, qui s’adaptent parfaitement aux exigences du jeu richtien, c’est la présence de trois invités hors-normes que la pièce prend une dimension inhabituelle et remarquable, et confère une clarté rare à la polyphonie de la langue de Jelinek : tout d’abord la vétérante Ilse Ritter qui incarne de manière unique la sagesse de l’auteure, puis le monstre scénique Benny Claessens en Trump ubuesque et châplinien, puis en fée Jelinek, enfin la comique de stand-up d’origine turque Idil Baydar cherchant à provoquer le malaise chez le public bourgeois en les questionnant sur leur racisme ordinaire.
L’autre grand théâtre de la ville hanséatique, le Thalia Theater, voit également invitée à Berlin une des productions de son Studio de 200 places à Altona dans la Gaußstr : le fabuleux trip psychédélique autour de l’Odyssée du jeune metteur en scène au profil artistique très disputé, Antú Romero Nunes, habitué des plus grandes scènes nationales, qui se retrouve ainsi enfin consacré par la critique. Sans vouloir lui retirer le mérite de cette invitation, le rôle de l’excellent duo Paul Schröder et Thomas Niehaus est à souligner tout particulièrement. Comme le prouve la comparaison avec leur autre spectacle proche du Boulevard au Nachtasyl, le bar-club du théâtre dont les tickets s’arrachent, l’humour cinglant de la pièce est au moins tout autant le leur que celui de Nunes. Ce qui fascine chez ses deux acteurs, c’est leur complémentarité comique, que nombre d’autres metteurs en scène réguliers du Thalia s’enorgueillissent de faire fonctionner. Dans la création de Nunes, par ailleurs superbe d’un point de vue esthétique, Niehaus et Schröder interprètent les deux fils de Ulysse, Télémaque et Télégonos, se rencontrant pour la première fois devant le cercueil de leur père : loin du ton et du climat méditerranéenne de l’oeuvre d’Homer, c’est, dans un dialecte anglo-saxon aux accents nordiques inventé, un voyage délirant, une errance magnifique et hilarant à la recherche des souvenirs du voyage mythique de leur père qui est donné à voir. Après des dates triomphantes au Chili, dans le cadre du festival Santiago de Mil, il est mérité que cette pièce puisse être vue par le plus grand nombre en Allemagne et ailleurs encore si possible.
Les Münchner Kammerspiele est le seul théâtre obtenant deux pièces invitées : la mise en scène de Trommel in der Nacht, par Christopher Rüping qui près d’un siècle après la création du classique de Bertolt Brecht sur cette même scène interroge sur l’héritage théâtrale et la liberté d’interprétation, faisant se frotter une version de Brecht et une autre d’après Brecht au cours des deux heures de représentations. La seconde pièce invitée est une copie exacte de l’adaptation de Anna-Sophie Mahler du roman de Joseph Bierbichler, Mittelreich, invité il y a deux ans au Theatertreffen, à une différence près : la metteure en scène Anta Helena Recke a formé une équipe uniquement composé de personnes de couleurs. Ainsi est posée la question de l’appropriation culturelle par un renversement, celle d’un éventuel racisme structurel à l’intérieur du théâtre, enfin de savoir ce que ce casting change au fond à cette mise en scène qui traitait déjà d’exclusion et de privilèges.
Autre très grand classique de la littérature allemande dont le public se réjouit toujours de voir une nouvelle interprétation : Woyzeck de Georg Büchner dans une mise en scène de Ulrich Rasche au Theater Basel. Reste à espérer que cette année la pièce puisse être montée à Berlin, ce qui se révéla tout simplement impossible pour ses Räuber de Schiller au Residenztheater München en raison des dimensions gargantuesques de la scénographie.
La Suisse sera également représentée par FRAU BEUTE KRIEG d’après des traductions modernes et ambitieuses des Troyennes et de Iphénie à Aulis d’Euripides. Ce spectacle conçu par la minutieuse et géniale Karin Henkel au Schauspiel Zürich vise à travers le processus de réécriture à mettre le focus sur les femmes, ces autres martyres de la guerre de Troie. Mais pour Henkel, il ne s’agit pas seulement de poser les femmes comme victimes mais de montrer les mécanismes qui les marginalisent et les ont poussé à collaborer à leur propre exclusion de la Cité. Servie par un ensemble de qualité, Henkel peut entre autres se reposer sur la flamboyante actrice et danseuse Kate Strong pour exprimer avec puissance et finesse sa pensée. La native de Cologne se verra par ailleurs remis le Theaterpreis Berlin au cours du festival pour l’ensemble de son oeuvre et sa contribution au théâtre germanophone.
Enfin, le tableau ne serait pas complet sans un arrêt par Vienne et son emblêmatique Burgtheater Wien, ou plus précisément sa seconde salle à dimension plus humaine l’Akademietheater. C’est là que le metteur en scène reconnu et associé aux plus grands théâtres Jan Bosse a adapté le roman autobiographique du romancier dépressif Thomas Melle, Die Welt im Rücken. La mise en scène est un seul-en-scène de trois heures interprété par l’autre superstar du monde théâtral et littéraire germanique, le colosse Joachim Meyerhoff. Littéraire, car celui-ci est tout d’abord connu pour ses propres romans. On se réjouit par avance de pouvoir enfin assister à l’une de ses représentations qui semblent marquer les esprits, ainsi que découvrir ou aimer à nouveau ces mises en scènes qui font désormais déjà partie de la grande saga du théâtre allemand.