Petit passage à Douai, grand voyage à Mossoul
Avec Oreste à Mossoul, Milo Rau propose bien plus qu’une adaptation de l’Orestie d’Eschyle. Le metteur en scène suisse, et directeur du NTGent, montre et démontre sa vision d’un théâtre qui ne cède rien à la facilité et se rend, à tous accessible, nécessaire et poignant.
Pourtant le spectateur n’est pas vraiment à l’aise dans son fauteuil rembourré. Ce ne sont pas les sièges de l’Hippodrome de Douai (salle qui forme le Tandem avec le Théâtre d’Arras), qui sont en cause ce soir. Ce n’est pas non plus le meurtre d’Agamemnon par sa femme, Clytemnestre, qui se venge discrètement, en plein repas du dimanche, du sacrifice de sa fille, Iphigénie, par ce roi de Mycènes vainqueur de la guerre de Troie. N’ont rien à voir non plus l’assassinat sauvage de Clytemnestre par son fils, Oreste, banni par son beau-père, Égisthe, qu’il zigouille au passage pour l’avoir exilé. Même si cette partie du cycle des Atrides est particulièrement violente, régie par la seule loi du Talion : « Œil pour œil, dent pour dent », ces régicides, matricides et autres joyeusetés sont tout à fait communes dans les tragédies grecques. Ce qui attrape aux tripes, c’est la façon dont Milo Rau a choisi de s’en emparer, de l’agiter au nez de la deuxième guerre civile en Irak (entamée en 2013), et de nous la balancer en pleine face.
Et c’est comme ça qu’il fallait le monter. Parce que du théâtre, le réel surgit : le moche, le dur, le triste. Celui que l’on redoute, qu’on évite et auquel on ne pense que quelques secondes en regardant les JT. En une sorte de montage qui donne à peine l’illusion d’un faux-direct dans les ruines de Mossoul, le metteur en scène projette sur un écran, bien au centre et en hauteur, des images tournées au Kurdistan irakien. On part à la rencontre d’un groupe de musiciens, qui jouent pour la première fois depuis la libération de la ville, en juillet 2017, devant l’école des Beaux-Arts, éventrée par les bombes. En plus de donner du spectacle, Milo Rau partage de l’information. Ainsi son théâtre oscille, décomplexé, dans les coins et recoins de la représentation, du documentaire et de la fiction. Un imbroglio qui parvient, sans grossièreté sur la forme, à nous atteindre dans le fond.
Qui sommes-nous pour juger ?
La question lancée est de savoir comment, par la mort ou le pardon, la guerre va-t-elle finir. Ces morts, ces destructions, ces exils, vont-ils s’achever dans la paix ? Ou va-t-on attendre patiemment que tout le monde se soit tué pour clore les hostilités. Heureusement pour lui, le metteur en scène ne s’est pas senti les épaules pour apporter une réponse claire, nette et tranchée. Mais sans pour autant se défiler, Milo Rau envisage, à l’aide de l’Orestie, une troisième voie. Le sort d’Oreste, assassin, matricide de surcroît, est ici transposé aux terroristes islamistes. Certaines tirades résonnent alors dans nos pseudo-bonnes consciences qui, en ce moment même, se déchirent sur l’avis à avoir concernant les français condamnés à mort en Irak. Qui sommes-nous pour juger ?
Et comme cette quasi-incantation chrétienne est un nœud universel qui ne se démêle pas, la fiction poursuit à la sortie de la salle, après une clope sur le parvis ou même un verre au bar. Le salut des comédiens devrait pourtant nous permettre de débrancher du spectacle. Mais les questions sont profondes et les réponses cachées, en chacun de nous qui sait ? La réflexion de Milo Rau sur le théâtre théorisée depuis 2018 avec la publication du Manifeste de Gand , et aussi à travers La Reprise – Histoire(s) du théâtre (I) présenté à Avignon l’an dernier et toujours en tournée, apparaît en creux dans cette « Orestie ultra-moderne », selon sa formule. Dans l’ensemble, joué et filmé, les acteurs ne sont pas tous des professionnels, le total du texte déclamé ne doit pas contenir plus de 20% du texte antique d’Eschyle, etc. Mais, attention, ces restrictions ont peu à voir avec une formule magique tout droit sortie du chapeau d’un directeur de théâtre qui a de l’ambition, ce sont les outils, les armes, que Milo Rau s’est donné pour faire de son théâtre un geste artistique utile.
Visuels : © Fred Debrock
Oreste à Mossoul, mis en scène par Milo Rau. Durée 1H40.
Avec Duraid Abbas Ghaieb, Susana AbdulMajid, Elsie de Braw, Joke Emmers, Risto Kübar, Johan Leysen, Bert Luppes et Marijke Pinoy.
Le 13 juin, 20h, à l’Hippodrome, Douai
Du 10 au 14 septembre, au Théâtre Nanterre-Amandiers, Nanterre
Les 22 et 23 octobre, à la Maison de la Danse, Lyon
Les 16 et 17 novembre, à La Rose des Vents, Villeneuve d’Ascq