Théâtre
“Familie” : disséquer l’épais mystère de la mort

“Familie” : disséquer l’épais mystère de la mort

15 February 2023 | PAR Mathieu Dochtermann

Jusqu’au 19 février 2023, La Colline donne Familie, écrit et mis en scène par Milo Rau. Opus de la trilogie intitulée Trilogy of Private Life, ce spectacle tente une approche intime de la mort en traitant par la fiction un fait divers réel, le suicide d’une famille de quatre personnes à Calais en 2007. A la fois troublant et mystérieux, soutenu par une distribution impeccable, c’est un spectacle auquel il est bien difficile de rester indifférent.

Milo Rau propose, dans sa Trilogie de la vie privée, d’approcher la mort et la disparition par le côté intime, en donnant à voir et à entendre la trajectoire personnelle de celleux qui y sont confronté·es. Tout en brouillant, comme à son habitude, la frontière entre l’espace de la fiction théâtrale et le réel, pour ancrer sa proposition dans une dimension performative et concrète, propre à agir sur le public.

On doit dire que le point de départ n’est pas moins fort que celui de Grief and Beauty (notre critique) : là où ce dernier tournait autour de la vidéo d’une euthanasie diffusée tout le long du spectacle, Familie aborde la question du suicide par le biais d’un fait divers qui lui donne une complexité démultipliée, puisqu’il s’agit du suicide collectif des membres d’une même famille, des gens pourtant apparemment sans histoires.

Nous est ainsi présentée une famille nucléaire comme dirait un·e sociologue, très ordinaire, deux parents, deux adolescentes, deux chiens, apparemment confortablement nantie, dans sa maison aux lignes modernes. Le couple parental a l’air d’avoir un peu de mal à fonctionner, mais sans plus. Les signes extérieurs de la réussite sont là. La vie commune a été riche, comme en attestent les photos que la mère s’emploie à coller au mur de la salle d’eau au début du spectacle. Le père est ou a été raisonnablement célèbre. La cadette révise avec application son vocabulaire anglais. Le dîner cuit.

Et pourtant.

La question du suicide s’immisce très tôt dans la représentation, sous la forme d’un témoignage livré très frontalement par l’aînée des deux filles. Dans un espace à l’avant-scène, à l’écart de la re-création du cocon familial, elle vient témoigner, le visage serré en plan fixe par une caméra dont le flux vidéo est repris sur un grand écran qui surplombe la scénographie, de ses pensées suicidaires, de la façon dont elle s’en est ouverte à son entourage. Si l’on avait pas eu le soin de lire la feuille de salle, on comprend dès lors l’enjeu de la représentation. Comme dans toute bonne tragédie grecque, la fin est inéluctable : ce soir, la famille mettra fin à ses jours.

Milo Rau recrée ici la dernière soirée de ces parents et de ces enfants qui n’ont de normal que l’apparence. Il propose sa lecture du drame, les circonstances exactes de la mort et les motivations de la famille dont il s’inspire n’étant pas connus avec certitude. Pour les spectateur·rices, tout ce qui est proposé sur scène, le moindre geste, la moindre parole, est interprété à l’aune de cette prescience – la connaissance avant le fait – du dénouement. Et ces questions viennent dès lors hanter leur l’esprit : pourquoi ? comment ? Et ce malaise dans l’anticipation n’est pas sans rapport avec celui que les personnages, et la vraie famille suicidée, doivent traverser tout au long de cette courte soirée, et n’est pas non plus étranger au vertige que semble avoir ressenti le metteur en scène et qu’il s’emploie à nous communiquer.

L’effet est encore renforcé par le fait que Milo Rau distribue pour Familie les quatre membres d’une vraie famille : père, mère, filles, chiens, tout ce petit monde qui est réellement lié dans sa vie joue donc, chaque soir de représentation, à mourir main dans la main, dans un geste qui est d’autant plus absurde qu’il est complètement impossible à saisir rationnellement – “Nous avons déconné” écrit la mère sur un bout de papier, pour tout testament et toute explication, ce qui n’explique rien. Vertige, encore.

La violence finale de la pendaison, froidement et minutieusement organisée dans les dernières minutes du spectacle, et qui a lieu face public, est saisissante. Le trucage employé est admirablement fait. Cette violence n’est pas gratuite : pour insoutenable que soit l’image, elle force les spectateur·rices à faire face concrètement au nœud tragique, presque métaphysique, qui est au cœur de tout Familie et qui en sous-tend toute la dramaturgie, ce geste incompréhensible, et final, et presque contre-nature d’une famille qui se tue à l’unisson.

Peut-être encore plus vertigineuse – et violente, sur un autre plan – est la scène qui précède cette pendaison, où la mère tente de forcer physiquement l’une des filles à venir participer à cet acte final : cette dernière se débat, et ne viendra finalement se ranger aux côtés des trois autres membres de la famille que de son plein gré.

En ces quelques minutes tiennent toutes les interrogations auxquelles nous renvoie la pièce, avec tout de même le secours de la distanciation – ce n’est ici que du théâtre – même si le public a conscience dans le même temps de pensée que ce drame s’est joué également dans la réalité, et que la mort, en 2007, a éteint pour de bon la vie d’une famille calaisienne.

Tout le dispositif, la minutie de cette maison recrée pour notre regard de voyeur·euses pas tout à fait abrité·es derrière notre quatrième mur puisque les confessions de l’aînée viennent le fissurer, le dernier repas cuisiné en direct et mangé sous l’œil des caméras qui nous le retransmettent, tous les gestes du quotidien et également tous les gestes morbides de la préparation de ce rituel final, tout converge vers ce climax qui ébranle nos certitudes quant à la solidité de la frontière qui sépare la mort de la vie.

L’impact serait peut-être moindre si les quatre interprètes n’étaient pas aussi bon·nes dans leur interprétation : l’aînée et ses terribles pensées livrées les yeux dans les yeux, la cadette murée dans un quasi mutisme qu’elle compense par une fine expressivité du visage, la mère déterminée mais ravagée par un conflit intérieur, le père ineffablement seul au milieu des siens, incapable de vraiment se lier, souvent isolé dans un coin du décor le regard perdu dans le vide. Ils contribuent grandement au profond mystère qui poisse tous les instants de ce spectacle.

Le regard acéré des multiples caméras qui percent l’intimité de ce huis clos n’apportent aucun secours. Dans un maillage finement réglé d’angles de vue, elles donnent à sentir que rien d’important ne peut être surpris par cette auscultation : elles serrent avec une précision chirurgicale chaque élément du rituel, la moindre expression des visages, des micros captent pour nous les amplifier les rares paroles prononcées – les voix off qui transcrivent les monologues intérieurs des personnages sont bien plus dissertes – mais rien ne fait vraiment sens car rien ne vient éclairer les ténèbres dans lesquelles ces esprits se sont perdus. C’est l’anti téléréalité : tout est mis à nu et capté, mais il est flagrant que rien de ce qui est essentiel ne saurait paraître pour autant. Et plus le public regarde, plus les questions s’amoncellent, et rien n’est résolu.

A part quelques petites maladresses inexplicables, comme le son du film de famille projeté à un moment sur le téléviseur du salon qui ne correspond pas aux images, cette reconstitution d’un désastre intime s’avère magistralement maîtrisée. Et nous confronte à de bien inconfortables questions. Si une famille aimante, aisée, apparemment “normale”, peut ainsi basculer, combien pourrait être fine la ligne qui nous retient, nous, d’être précipité·es dans le même abîme…

La metteuse en scène Edith Amsellem confiait dans un entretien : “Je crois que fondamentalement le théâtre nous aide à vivre, soit en emplissant le temps qui nous est imparti de beauté, soit en permettant aux artistes de nous parler de la mort pour que nous puissions l’accepter”. Il semble que Milo Rau s’emploie ici à s’acquitter de cette dernière fonction…

 

GENERIQUE

conception et mise en scène Milo Rau
avec An Miller, Filip Peeters, Leonce Peeters, Louisa Peeters
dramaturgie Carmen Hornbostel
décors Anton Lukas
costumes Anton Lukas, Louisa Peeters
vidéo Moritz von Dungern
arrangements musicaux Saskia Venegas Aernouts
lumières Dennis Diels
Photo © Michiel Devijver

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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