Politique culturelle
Le Kunsthaus de Zurich se penche sur la provenance de sa collection

Le Kunsthaus de Zurich se penche sur la provenance de sa collection

20 March 2023 | PAR Hannah Starman

Le 14 mars 2023, le Kunsthaus de Zurich dévoile sa nouvelle stratégie de recherche de provenance pour sa collection. Une commission internationale indépendante d’experts participera à ces travaux. Les effectifs alloués à la recherche de la provenance seront renforcés et une expertise séparée sera consacrée à la collection d’Emil Bührle. 

L’extension Chipperfield pour accueillir une collection “teintée”

Le 9 octobre 2021, le Kusthaus Zurich ouvre une nouvelle extension, signée par le lauréat du prix Pritzker 2023, David Chipperfield, pour accueillir 203 chefs-d’œuvre de la collection d’Emil Bührle. Ce qui était censé être une étape majeure pour le Kunsthaus qui pourrait désormais rivaliser avec le musée d’Orsay, devient vite une polémique qui ne cesse de prendre de l’ampleur. Il reviendra à Ann Demeester, la nouvelle directrice du Kunsthaus, qui s’installera au Heimplatz dès juillet 2022 et prendra pleinement ses fonctions le 1 janvier 2023, de proposer des solutions pour gérer la problématique collection Bührle. De quoi s’agit-il ?

L’armurier suisse d’origine allemande, Emil Bührle (1890-1956) avait bâti sa fortune en vendant des armes à l’Allemagne hitlérienne pendant la Seconde Guerre mondiale. Un temps l’homme le plus riche de la Suisse, Bührle a constitué une prestigieuse collection de plus de 600 œuvres dont des chefs-d’œuvre de Manet, Degas, Renoir, Monet, Cézanne, Gauguin, Van Gogh, Modigliani et Picasso. Mais sa collection est doublement “teintée.” D’une part, elle a été acquise grâce aux bénéfices générés par la vente d’armes à l’Allemagne nazie et le recours aux travailleuses forcées. D’autre part, les provenances des œuvres dans la collection sont douteuses, car les toiles sont, soit volées par les nazis, soit vendues sous contrainte, à une fraction du prix du marché, par leurs propriétaires pour financer leur fuite de l’Allemagne nazie.

La polémique prend de l’ampleur

L’accueil de la collection Bührle par le Kunsthaus provoque un tollé en Suisse et attire rapidement l’attention des médias internationaux. Le 23 septembre 2021, l’historien Erich Keller, publie le livre Das kontaminierte Museum [Le musée contaminé]. Initialement membre de l’équipe mandatée par la Fondation Bührle pour élucider l’origine des œuvres, Keller s’en dissocie en rendant publique les interventions d’un conseil consultatif pour embellir les faits. Dans son ouvrage, il maintient que la collection Bührle contient des œuvres d’art spoliées par les nazis.

Le 7 novembre 2021, les anciens membres de la Commission Bergier, constituée en 1996 pour étudier la présence des fonds juifs sur les comptes bancaires helvétiques et le rôle de la Suisse dans le financement de l’Allemagne nazie, publient un communiqué de presse. Ils y formulent trois demandes. La ville et le canton de Zurich doivent procéder à une évaluation indépendante des recherches sur la provenance effectuées par la Fondation Bührle. Le Kunsthaus est prié de missionner des experts indépendants pour étudier la documentation présentée par la Fondation Bührle. Le Conseil fédéral est demandé de mettre en place un organisme national et indépendant qui serve de médiateur entre les collectionneurs, les héritiers et les musées pour parvenir à une solution juste et équitable.

Les artistes dénoncent un “aveuglement historique”

Le 22 décembre 2021, l’artiste suisse Miriam Cahn, reproche au Kunsthaus son “aveuglement historique” et écrit dans une lettre ouverte publiée dans l’hebdomadaire de la communauté juive Tacheles : “Moi, artiste, je ne veux plus être représentée au Kunsthaus de Zürich et souhaite par conséquent retirer toutes mes œuvres du musée. Je les rachèterai à leur prix de vente originel.” Évoquant le manque de transparence et de contextualisation des œuvres appartement à la Fondation Bührle, Cahn poursuit : ” Je me devais maintenant de faire quelque chose en tant qu’artiste juive.” Miriam Cahn présente actuellement une grande rétrospective de son œuvre au Palais de Tokyo et revient sur la polémique autour de la collection Bührle dans une interview publiée dans ici.

Le 23 avril 2022, le metteur en scène suisse et bientôt le directeur artistique de Wiener Festwochen, Milo Rau, confrontera le paradis alpin avec le côté sombre de son histoire. La première de Guillaume Tell se tiendra au Schauspielhaus Zurich, directement en face du Kunsthaus et c’est à travers Irma Frei, une ancienne travailleuse forcée de Bührle, que Rau racontera l’histoire du travail forcé pour le compte de la famille Bührle. On aurait pu entendre une mouche voler dans la salle pendant le récit de cette femme à qui cinquante francs ont été remis au bout de trois ans de travail sans salaire, pour payer le train. En Suisse, dans les années 1960.

La Ville, le Canton et le Kunsthaus de Zurich réagissent

Fin août 2022, la Table ronde, constituée des historiens, des représentants de la communauté juive, de la ville et le canton de Zurich et de la Kunstgesellschaft de Zurich [la Société des beaux-arts] formulent le mandant pour une évaluation indépendante de la recherche sur la provenance de la collection Bührle. Le 2 mars 2023, le nom de l’expert choisi sera communiqué : prof. Raphael Gross, ancien directeur du Musée juif de Francfort et président de la Deutsches historisches museum foundation depuis 2017. Les résultats de cette expertise sont attendus pour le printemps 2024.

Le 14 mars 2023, à la conférence de presse, Ann Demeester, directrice du Kunsthaus de Zurich, et Philipp Hildebrand, président de la Kunstgesellschaft de Zurich, présentent leur nouvelle stratégie en matière de recherche de provenance des œuvres d’art de la collection du musée. Fondée en 1787 et forte de 24,000 membres, la Kunstgesellschaft de Zurich est une des plus grandes sociétés des beaux-arts en Europe. Elle est propriétaire de la collection du Kunsthaus et nomme son directeur. Philipp Hildebrand a été élu à l’assemblée générale de la Kunstgesellschaft le 31 mai 2022 et il a pris ses fonctions en juillet 2022, peu avant Ann Demeester. La nouvelle stratégie en matière de recherche sur la provenance a été le premier pas très attendu de la nouvelle équipe.

Une stratégie de recherche de provenance “claire et moderne” 

L’objectif premier de cette nouvelle stratégie “claire et adaptée à notre époque” est de vérifier de manière professionnelle l’origine des œuvres et de permettre des solutions “justes et équitables” quand il existe des indices étayés montrant que les œuvres ont été spoliées, indique Hildebrand. Sous certaines conditions, cette catégorie peut inclure les œuvres vendues par des personnes fuyant vers les pays tiers sûrs, dont la Suisse. Au nom du Kunsthaus, Ann Demeester promet une approche “proactive et transparente” dans l’examen de sa propre collection, notamment des œuvres créées avant 1945 et ayant changé de propriétaire entre janvier 1933 et mai 1945, mais aussi des nouvelles acquisitions. Pour ce faire, la nouvelle directrice annonce une augmentation du nombre de postes pour le service de recherche de provenance qui va être créé grâce au soutien du canton de Zurich.

Soulignant la “grande responsabilité sociale” du musée et la complexité de la recherche de provenance, Ann Demeester soutient les efforts de mettre en place, au niveau national, une commission indépendante pour les biens culturels confisqués dans le cadre des persécutions nazies. En attendant la création de la commission nationale, la Kunstgesellschaft établira, d’ici à l’automne 2023, une commission internationale d’experts qui l’aideront à évaluer les résultats de ses recherches et la conseillera. Andrea Raschèr, président de la Fondation pour l’art, la culture et l’histoire (SKKG) et membre de la délégation suisse à la Conférence de Washington de 1998, regrette que cette commission n’aura pas de pouvoir décisionnel pour trancher le sort des œuvres car “à la fin, c’est toujours le musée qui décide.”

Ann Demeester explique que les statuts du Kunsthaus ne permettent pas aux personnes extérieures à l’institution de décider de l’avenir des œuvres. Le travail interne est vérifié par un organisme externe et indépendant, mais la décision finale appartient au propriétaire de la collection qui est la Kunstgesellschaft. “Je ne dis pas que c’est la meilleure solution au monde,” la nouvelle directrice du Kunsthaus affirme avec conviction, “mais pour nous, c’est une bonne décision, une décision équilibrée.”

Visuel : Point de départ pour la recherche de provenance : étiquettes et inscriptions au dos du tableau d’Edgar Degas “Sur le champ de courses” (inv. 1995/0001). Photo © Franca Candrian, Kunsthaus Zu?rich

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