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Les combats de Miriam Cahn

Les combats de Miriam Cahn

20 March 2023 | PAR Hannah Starman

Miriam Cahn nous a reçus dans sa maison-atelier en béton brut qu’elle avait fait construire par l’architecte local Armando Ruinelli à Stampa, le village natal des Giacometti dans le canton des Grisons. L’artiste suisse, dont la rétrospective Ma pensée sérielle est visible au Palais de Tokyo à Paris jusqu’au 14 mai 2023, a fait couler beaucoup d’encre en janvier 2022 en s’opposant à l’installation de la collection « contaminée » d’Emil Bührle dans la nouvelle annexe du Musée d’art de Zurich (Kunsthaus). Retour sur la question épineuse de l’héritage de l’art spolié au moment où le Kunsthaus, sous la nouvelle direction de la Belge Ann Demeester, publie sa stratégie de recherche de provenance.

L’armurier suisse Emil Bührle avait constitué une prestigieuse collection d’art impressionniste (plus de 600 œuvres, dont un grand nombre d’œuvres spoliées) grâce aux bénéfices générés par la vente d’armes à l’Allemagne nazie. Pour marquer votre désaccord avec l’installation de sa collection dans la nouvelle annexe du Kunsthaus, vous avez demandé de racheter vos œuvres. Quel était l’enjeu principal de votre démarche ?

En décembre 2021, j’ai lu le compte rendu de la conférence de presse du Kunsthaus dans la revue juive Tachles. S’adressant aux médias, le président de la Fondation Bührle, Alexander Jolles, a dit en passant : “des millions de personnes sont, certes, mortes, mais des millions ont vécu et fait des affaires.” J’étais interloquée. “Mortes ? Pas assassinées ? Et les juifs ont toujours fait des affaires, n’est pas ?” Je me suis dit : “Ça suffit !” et j’ai écrit une lettre ouverte. En tant que juive, j’ai dénoncé l’antisémitisme de ces propos, et en tant qu’artiste, j’ai demandé le rachat de mes œuvres. Il s’agissait de seize œuvres que la responsable de la collection graphique, Ursula Perucchi-Petri, avait acheté pour le Kunsthaus dans les années 1980/1990. La réaction de ces “old white men” – j’évite cette expression, mais là elle s’impose – était complètement à côté de la plaque. Ils pensaient que je faisais de la provocation ou alors que je me plaignais de la façon dont ils gèraient mon œuvre. Pas du tout ! Ils n’avaient rien compris. Visiblement, ce qui les a le plus perturbés c’est que je leur propose de racheter mes œuvres au prix d’achat. Ils ont dû encore croire que je voulais réaliser une bonne affaire, puisque la cote a beaucoup augmenté depuis quarante ans.

La collection Bührle semble présenter plusieurs problèmes : la provenance douteuse des œuvres, l’origine du capital avec lequel elles ont été achetées et les liens du collectionneur avec le Troisième Reich. 

La Fondation Bührle avait conduit une recherche interne qui aurait établi que la provenance des œuvres n’est aucunement douteuse. N’étant pas scientifique, je ne peux pas juger la qualité de ce travail, mais un des historiens qui y avait initialement contribué, Erich Keller, a quitté le projet et dénoncé la méthode dans le livre intitulé Das kontaminierte Museum [Le Musée contaminé]. Il ne faut pas se leurrer, la question est éminemment politique. Passer l’éponge sur l’histoire sombre de la collection Bührle arrange tout le monde : la Fondation Bührle bénéficie d’un lieu prestigieux financé par les fonds publics pour héberger sa collection et grâce à 200 chefs-d’œuvre de la collection, le Kunsthaus se hisse au rang du deuxième musée de l’impressionnisme au monde après Paris. L’annexe de l’architecte David Chipperfield est devenue dans l’esprit du public le Musée Bührle. Même si le bâtiment accueille deux autres collections “cache-sexe,” dont une appartenant à un Juif, Werner Metzbacher, c’est évident que le joyau de la couronne du nouveau Kunsthaus est la collection Bührle. Je trouve ça ahurissant.

C’est intéressant de comparer l’approche du Kunsthaus à celle du Musée des Beaux-arts (Kunstmuseum) à Berne. En 2014, le Kunstmuseum a hérité d’une collection de presque 1600 œuvres de Cornelius Gurlitt, le fils du négociant d’art privilégié de Hitler, Hildebrand Gurlitt. Le Kunstmuseum a procédé à une rigoureuse recherche de provenance et restitué les œuvres spoliées aux propriétaires légitimes.

Exactement, et j’évoque l’exemple de Berne dans ma lettre. Le Kunstmuseum a restitué toutes les œuvres spoliées, mais ils ont surtout fait une excellente exposition qui montre l’histoire de cette collection et la provenance des œuvres qui la constituent. De la même façon, le Kunsthaus devrait profiter de la collection Bührle pour montrer l’ambivalence de la Susse d’après-guerre avec une grande exposition autour d’Emil Bührle.

Un type moralement compromis comme Bührle fait aussi partie de l’histoire suisse et il faut en parler. Je ne suis pas de ceux qui prétendent que la Suisse aurait dû se comporter héroïquement pendant la guerre. Les dirigeants ont fait ce qu’il fallait, y compris des mauvais compromis, pour défendre une Suisse encerclée. C’était leur job. Par contre, c’est l’après-guerre qui est problématique. Pourquoi a-t-on mis aussi longtemps pour réhabiliter Paul Grüninger, le commandant de police à Saint Galles et il a antidaté les visas de 3600 Juifs pour leur permettre d’entrer en Suisse ? Renvoyé de la police, condamné pour manquement aux devoirs et privé de pension, il est mort dans une pauvreté abjecte en 1972. Yad Vashem l’a reconnu comme Juste parmi les nations en 1971, mais la Suisse a attendu jusqu’à 2009 pour le réhabiliter ! Ou le journaliste Peter Surava qui lui aussi était réhabilité il y a seulement une dizaine d’années. Ou encore l’affaire des comptes juifs en déshérence qui a secoué la Suisse dans les années 1990.

Le Kunsthaus a installé une salle de documentation parce qu’il fallait cocher cette case-là. Mais ce ne sont pas ces quelques photos et textes qui vont « contextualiser » la collection Bührle. La nouvelle directrice, Ann Demeester, qui a pris ses fonctions en janvier 2023, introduira, j’espère, le regard neuf qui a fait si cruellement défaut à la direction précédente. La nouvelle Provenienzforschungsstrategie [Stratégie de recherche sur la provenance] est sûrement meilleure que celle d’avant. 

Comme tout artiste vous avez mené vos combats et exprimé vos convictions à travers l’art. Quel était l’impact de ce bras de fer avec le Kunsthaus sur votre travail ?

Quand j’ai écrit “En tant que Juive…” dans ma lettre je me suis posé la question : “En quoi consiste ma judaïté ?” Je porte un nom juif, mais ma famille n’a jamais appartenu à une communauté juive et nous n’étions pas pratiquants. Mon père est né à Francfort dans une famille juive bourgeoise assimilée et il m’a transmis ce judaïsme cosmopolite, intellectuel et progressiste que les Nazis ont cherché à détruire. A l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933, ma grand-mère, qui était déjà veuve, est venue en Suisse avec ses deux fils. Ils se sont installés à Bâle où je suis née en 1949. Ma mère était complètement parisienne, quoique née d’un père suisse et d’une mère bretonne. A l’approche de la Wehrmacht, Paris était pris de panique et Irène Némirovsky a très bien décrit l’exode qui a suivi dans son roman La suite française. Mes grands-parents maternels ont mis les enfants dans un train vers le sud pour qu’ils puissent rejoindre un oncle. Ma mère avait 17 ans, elle était l’aînée de la fratrie et je pense que l’expérience était très difficile pour elle. La famille a pu rentrer à Bâle où mes parents se sont rencontrés.

J’ai déjà abordé des thématiques juives, la Shoah et le Nazisme dans mon travail. Il y a une dizaine d’années j’avais fait une roominstallation que j’ai appelée Mes Juifs. Un galeriste japonais l’a vue à Art Bâle et il m’a invitée à l’exposer à Tokyo. On a fait l’exposition à sa galerie Wako Works of Art en 2012 et c’était un grand succès. Grâce au Kunsthaus, j’ai décidé de revisiter le titre Mes Juifs pour l’exposition qui a eu lieu en juin 2022 au Museum für Gegenwartskunst [Musee d’art contemporain] de Siegen en Allemagne dans le cadre du Prix Rubens. J’y ai montré quelques anciennes pièces, dont les portraits d’Adolf Eichmann, Josef Mengele ou Alois Brunner. Ces Nazis étaient parfois beaux et je les maquille pour les ridiculiser en les embellissant. Puisqu’ils ont aussi tué des homosexuels, je les travestis. Je représente les Juifs de façons multiples. Parfois je réinterprète les stéréotypes, grand nez, oreilles détaches, lèvres charnues, etc., comme, par exemple, dans le portrait de Serge Gainsbourg, mais il y a aussi la figure qui porte une charge ou un bagage qui revient souvent. Ou encore l’animal dont j’ai rêvé une nuit après avoir été témoin d’un geste antisémite auquel je n’ai pas réagi. L’animal me disait dans mon rêve : “Il faut te défendre.” Aujourd’hui, je suis une Juive qui réagit.

Pourtant votre parcours laisse plutôt croire que vous avez toujours été une guerrière qui a réagi, que ce soit dans le cadre du combat féministe ou la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Comment cet esprit combatif est né chez vous ?

On se construit dans l’adolescence et on agit contre les parents, les professeurs, et la société. Adolescent, on est naturellement guerrier. Mais c’est difficile de se construire quand on n’a personne contre qui se heurter, on n’apprend pas à se battre sans un “sac de frappe.” Mais c’est tout aussi important d’avoir des personnes de confiance à cet âge-là. Il faut pouvoir se dire “je fais confiance à cette personne-là et je peux évacuer mes excès de colère à la maison.” Sans personnes de confiance et sans personnes contre lesquelles ils peuvent se construire, les jeunes coulent et plongent dans l’autodestruction.

Ma sœur était toxicomane. Elle était parmi les tout premiers héroïnomanes à Bâle dans les années 1960/1970. A l’époque il y avait plusieurs mouvements de jeunes dont une partie très radicale qui avait sympathisé avec la RAF [La Fraction Armée rouge] de Baader-Meinhof. Ma sœur en faisait partie et ils sont tous devenus junkies. J’ai milité contre le nucléaire et pour les droits de femmes. J’étais dans le OFRA [Organisation pour la cause des femmes] qui faisait partie de POB [Organisation progressiste de Bâle] avant de devenir POS [Organisation progressiste de Suisse] qui a siégée au parlement suisse plus tard. Bâle offrait une scène politique et culturelle très intéressante dans les années 1960/1970, mais il y avait aussi des dangers. Ma sœur a fait plusieurs overdoses avant de se jeter du haut de la Cathédrale de Bâle en 1974. Ce n’était plus un appel au secours, elle était déterminée.

Pour moi, le suicide de ma sœur n’était pas juste une tragédie, j’ai beaucoup appris aussi. Je voulais vraiment être différente. Ma mère était dépressive et quoique j’aie fait ce n’était jamais ce qu’il fallait.  Un jour je me suis dit : “Puisque cela ne sert à rien d’essayer de faire juste, je vais faire tout faux et ce sera ma façon de vivre.” Je me suis distanciée de la famille et j’ai rejeté les normes bourgeoises, les normes concernant les femmes et tout ça.

Vous étiez féministe dès les années 1970, mais vous aviez 22 ans quand vous avez pu voter pour la première fois car la Suisse n’a octroyé le droit de vote aux femmes qu’en 1971 au niveau fédéral et en 1990 dans le canton d’Appenzell. Comment jugez-vous les progrès qui ont été faits depuis, notamment à la lumière du mouvement #MeToo ?

En 2021, ils ont fait un événement pour commémorer les 50 ans du droit de vote des femmes en Suisse et ils m’ont invitée à y prendre part. J’ai répondu : “Je passerai la journée à pleurer de honte. ” Cette histoire est totalement incompréhensible pour les gens qui viennent d’ailleurs.

Le féminisme des années 1970 était joyeux et créatif. L’inspiration nous venait surtout d’Allemagne, du milieu du cinéma, le regard féministe, etc., mais aussi du féminisme français et italien. L’art y était pleinement intégré au début, mais le féminisme s’est beaucoup radicalisé plus tard avec le travail d’Andrea Dworkin et Alice Schwarzer contre la pornographie. Pour nous, l’interdiction de la pornographie prônée par le féminisme radical n’était pas une priorité, d’autant plus que la transposition de ces idées dans la législation avait ouvert la voie à la censure qui a surtout pénalisé les femmes artistes et cinéastes. Nos combats étaient socialistes : le droit à l’avortement, l’égalité salariale, l’équilibre entre la vie privée et professionnelle, etc.

Quand #MeToo nous est venu d’Amérique, j’ai trouvé formidable que les femmes réagissent. En même temps, j’étais triste car ce mouvement ne devrait plus être nécessaire. Nous avons déjà mené ces combats dans les années 1970 et 1980. J’étais heureuse de voir la parole des femmes se libérer, mais je partage l’avis exprimé par Catherine Deneuve et les autres dans la tribune du Monde concernant la tournure qu’avait pris le mouvement #MeToo. #MeToo a tendance à porter un regard trop noir et blanc sur les hommes et revendique des règles trop contraignantes. Pour faire cesser les comportements inadmissibles des hommes, les femmes doivent apprendre à réagir aussi. On ne peut pas dire quinze ans plus tard : “Il a touché mon genou.” On ne va pas non plus parler d’une éventuelle collaboration professionnelle dans une chambre d’hôtel d’un gonze qui vous reçoit en peignoir. C’est idiot. Évidemment, je ne parle pas de situations de viol où la loi existe, même si elle est mal faite. Là aussi, les femmes doivent apprendre à aller à l’hôpital et à la police. Mais je comprends aussi si elles  n’ont pas le courage…

Votre œuvre compte plus de 5000 pièces et, comme votre rétrospective, actuellement visible au Palais de Tokyo, le démontre, le corps y joue un rôle primordial. Quel est votre rapport au corps, le vôtre et ceux que vous représentez dans votre travail ?

Mon corps c’est mon instrument. Cela ne veut pas dire que je n’ai pas parfois aussi quelque chose dans la tête, mais mon corps est mon principal instrument. J’ai toujours été à l’aise dans mon corps, sauf quand il a commencé à changer au début de la puberté. J’avais été très mince, très sportive et subitement, je me suis retrouvée fille aux gros seins, ce qui m’a bien agacée à l’époque. Mais je m’y suis faite et je suis contente que mon corps fonctionne, même si je sens que je vieillis et que je deviens plus lente. A Siegen, j’ai consacré une salle à Siegen à la vieillesse et je l’ai appelée ALTICH [Vieille moi].

La notion du corps est liée à celle de l’espace et les espaces sont très importants pour moi. Je fais tous les accrochages moi-même et j’installe les œuvres qui représentent des personnes de taille humaine au niveau des yeux du spectateur. Je veux que mes personnages soient très près du public pour qu’ils puissent scruter les spectateurs à leur tour. Si vous regardez, par exemple, l’Origine du monde de Courbet à la hauteur des yeux, vous réalisez que la vue offerte au spectateur est de nature pornographique. Cette toile est essentielle pour chaque artiste qui pense féministe parce qu’elle révèle le regard que pose la société sur la femme. L’Origine du monde est hyperréaliste et ne montre de la femme que la vulve et un sein. Elle est pornographique dans la mesure où la femme est réduite à son sexe, mais elle est sublime aussi. L’un n’exclut pas l’autre. J’ai réinterprété ce tableau, par exemple dans la série Weiber [Femmes]. J’applique la même perspective que Courbet dans l’Origine du monde, mais les femmes que je peins vous regardent et s’approprient de leur corps. Est-ce que la représentation d’une femme qui vous scrute en se masturbant est encore pornographique ? Une femme doit être une guerrière et montrer les choses fait partie du combat. Les femmes qui ne se battent pas ne m’intéressent pas.

Visuels : Portrait de Miriam Cahn, ©Hannah Starman

Vues d’exposition, Miriam Cahn Ma pensée sérielle – Palais de Tokyo (17/02/2023 – 14/05/2023) © Aurélien Mole

Œuvres, Miriam Cahn, RAUM-ICH/ räumlich-ich : gelblichich, 2010, oil on canvas, 42 x 31 cm , courtesy of the artist and galeries Jocelyn Wolff and Meyer Riegger, photo : François Doury

Miriam Cahn, liegen, 1. + 13.10.96, 1996, oil on canvas, 20.5 x 25.5 cm , courtesy of the artist and galeries Jocelyn Wolff and Meyer Riegger, photo : François Doury

Miriam Cahn, baumtheorie im herbst, 18.9.21, 2021, oil on canvas, 380 x 214 cm , courtesy of the artist and galeries Jocelyn Wolff and Meyer Riegger, photo : François Doury

Miriam Cahn, o.t., 2018 + 2.6.22, 2022, oil on canvas, 104.5 x 92 cm, courtesy of the artist and galeries Jocelyn Wolff and Meyer Riegger, photo : François Doury

 

 

L’agenda culturel de la semaine du 20 mars
Reprise : trois films éblouissants de Michael Roemer, dont “Nothing but a man” (1964)
Hannah Starman

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