Théâtre
“Grief and Beauty”, de l’euthanasie et du regard que l’on pose sur elle

“Grief and Beauty”, de l’euthanasie et du regard que l’on pose sur elle

07 February 2023 | PAR Mathieu Dochtermann

Du 19 au 21 janvier et du 2 au 5 février 2023, La Colline programmait Grief and Beauty, un spectacle écrit et mis en scène par Milo Rau. Inscrit dans une trilogie intitulée Trilogy of Private Life, ce spectacle contemple la mort très concrètement par la diffusion du film d’une euthanasie en train de se réaliser, tandis que les quatre interprètes déroulent des histoires autour de la perte, du deuil et de la disparition en général. Stimulant, mais finalement pas assez puissant pour échapper à son dispositif central.


Milo Rau creuse la veine de son théâtre à mi-chemin de l’anthropologie d’investigation, et tourne ici son regard vers la mort, et la manière dont elle est appréhendée collectivement et individuellement.

Sur scène, un décor élaboré, reconstitution méthodique d’un appartement un peu cossu et parfaitement désuet, qui pourrait se situer à peu près n’importe où en Europe de l’Ouest : la cuisine à cour, la salle d’eau à jardin, et entre les deux une pièce intermédiaire qui tient à la fois de la chambre et du salon, dans laquelle est placé ce qu’on devine être un lit médical, même s’il est recouvert de draps normaux et d’une courtepointe un peu kitsch.

Dans ce décor et dans l’espace hors jeu qui s’ouvre devant, à l’avant-scène, les quatre interprètes vont et viennent, dans un statut fluide voire indéterminé. Comme toujours dans les créations de Milo Rau, il y a là un mélange de différentes générations, de comédien·nes professionnel·les ou amateur·es, qui livrent des témoignages personnels, morceaux choisis de leur vécu, en même temps qu’ils interprètent ce qui relève d’un dispositif fictif écrit pour la pièce.

Au-dessus d’eux, et presque tout du long du spectacle, un écran de très grandes dimensions montre, en film, Johanna B. Johanna dont l’histoire est liée à celle du NTGent, qui dans son grand âge souffre et a décidé de quitter la vie au moment de son choix, entourée des siens, et qui a rencontré avant cela les futurs interprètes de la pièce, laissant Milo Rau capter les images de ses derniers instants et de son euthanasie pour les intégrer au spectacle. Johanna, qui de sémillante grand-mère, passe paisiblement, sous les yeux du public, au statut de cadavre dont la bouche entrouverte ne laisse plus passer le souffle de la vie.

L’ambition de Milo Rau a toujours été d’inviter le réel sur la scène du théâtre, de pousser aussi loin que possible les limites de ce qui peut y être montré, d’utiliser tous ces leviers pour décortiquer, exposer des questions de société et provoquer dialogue et réflexion. On ne peut pas nier que la question de l’euthanasie agite profondément les sociétés européennes, ces dernières années. Cela touche à des phénomènes anthropologiques profondément ancrés, autant que cela s’inscrit dans un contexte de délitement de l’ascendance du religieux sur les codes sociaux. Et la question de la mort et des rituels qui l’entourent, de l’épais secret auquel elle est reléguée dans des sociétés sous influence américaine qui vouent un culte à la jeunesse et à la bonne santé, tout cela mérite d’être interrogé et réinterrogé, particulièrement dans un monde occidental vieillissant, particulièrement au lendemain du Covid.

Mais on est un peu déçu du traitement qui en est fait ici. Dramaturgiquement, mais aussi scénographiquement, le visage de Johanna écrase tout. Du théâtre, il ne reste pas grand chose, une communauté de spectateurs et de spectatrices regardant dans la même direction, mais est-ce bien une communauté, et est-ce bien encore du théâtre ? Certes, les quatre interprètes en scène bénéficient de leur propre moment sur l’écran, quand une caméra sur scène serre sur leur visage au moment où ils racontent, qui la maladie de sa mère, qui la disparition de sa fille, qui la séparation de ses parents et l’aliénation d’une partie de la famille. Mais ces histoires n’arrivent pas à gagner sur ce qui se joue dans le film-témoignage de Johanna, dont le moment du décès, par son caractère profondément inaccoutumé – on regarde peu la mort en face, en général, de nos jours – prend l’ascendant sur tout le reste.

La qualité d’interprétation des comédien·nes n’y est pour rien : le spectacle a été ainsi conçu qu’il gravite autour de cette euthanasie. Qui, part ailleurs, a une valeur en tant qu’objet de monstration : sa puissance de fascination interroge, et ce qui est donné à voir, une euthanasie souhaitée, heureuse, apaisée, légère pourrait-on presque dire, constitue un témoignage capital dans le cadre d’un débat important. Pour les interprètes, restent quelque moments délicats de soin apporté au plus âgé d’entre eux, quelques moments de vérité, mais rien qui n’emporte ni ne soulève. Les bribes d’histoire livrées peuvent provoquer des étincelles isolées, mais cela manque de continuité ou de consistance, le feu ne prend pas.

Au final, dans le dispositif, ce n’est pas tant ce qui est dit que ce qu’on peut s’en raconter qui est intéressant. Evidemment, se pose en permanence la question de la frontière entre le réel et la fiction, dans ce qui est donné à voir et à entendre. On peut aussi rester captivé par les implications de ce à quoi on assiste, pour les interprètes. Ainsi, certains d’entre eux ont côtoyé Johanna avant sa mort : que revivent-ils chaque soir de représentation, que retraversent-ils intérieurement ? On n’en saura rien. Et l’aîné de la distribution, beau et fragile, qui joue chaque soir à devoir être assisté dans les gestes les plus simples de la vie, et qui est à un moment de sa existence où il ne peut ignorer que son temps est compté, qu’il pourrait très bien ne plus être de ce monde le jour suivant, à quoi est-il renvoyé représentation après représentation ? On ne le saura pas davantage.

Restent quelques ratés. Sur le fond, Milo Rau tente de raccrocher toutes les forme de disparition à la Disparition qui occupe la place centrale… et échoue au moins partiellement dans son entreprise. Autant on peut le suivre quand ses interprètes donnent à sentir la mémoire d’un monde qui a passé, de décennies pas si lointaines et déjà oubliées ; autant quand il entreprend de saupoudrer des traces de la disparition des espèces pour relier son propos à l’anthropocène, l’inclusion est au mieux maladroite, au pire forcée. Et la fin du spectacle, qui mobilise à plein la machinerie du spectacle pour proposer une sorte de grande Consolation Cosmique Laïque, est complètement en dissonance par rapport au reste de la dramaturgie, mais n’ouvre aucun nouvel espace : elle tombe à plat et gâcherait presque ce qui, dans Grief and Beauty, pouvait intéresser.

Au final, si on cerne bien la dimension Grief du spectacle, on est moins sûr de la dimension Beauty : une personne, Johanna, au sourire lumineux, dont le départ paisible a quelque chose de très grâcieux ; quelques gestes de tendre prévenance ; quelques souvenirs attendrissants. Pas plus.

Un spectacle captivant, qui soulève beaucoup de questions, mais dramaturgiquement déséquilibré, où les tentatives d’esquisser une fuite poétique ne sont pas couronnées de succès.

Plein de potentiel, mais finalement inabouti.

 

GENERIQUE

texte et mise en scène Milo Rau
avec Arne de Tremerie, Anne Deyglat, Princess Isatu Hassan Bangura, Staf Smans et Johanna B. à l’écran

dramaturgie Carmen Hornbostel
collaboration à la dramaturgie et coach Peter Synaeve
caméra Moritz Von Dungern
musique live Clémence Clarysse
composition Elia Rédiger
décor Barbara Vandendriessche
lumières Dennis Diels
assistanat à la mise en scène Katelijne Laevens

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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