Théâtre
Quand X-Files rencontre David Lynch : “Pacific Palisades”, ou ce qui reste quand le sens de la réalité a foutu le camp

Quand X-Files rencontre David Lynch : “Pacific Palisades”, ou ce qui reste quand le sens de la réalité a foutu le camp

15 November 2021 | PAR Mathieu Dochtermann

Du 12 novembre au 4 décembre, le Théâtre Paris Villette programme Pacific Palisades, un texte de Guillaume Corbeil mis en scène par Florent Siaud (cie Les Songes Turbulents) et interprété par l’excellente Evelyne de la Chenelière. Une plongée vertigineuse et diaboliquement fine dans une narration à tiroirs où les identités se dissolvent. Absolument recommandé.

De l’écran de ton ordinateur à Los Angeles, il n’y a qu’un pas

Une femme monte sur scène, devant une sorte de mur qui fait écran. Elle nous salue, nous dit s’appeler Guillaume Corbeil, nous explique comment, après une rupture amoureuse, elle a commencé à s’intéresser à la personne de Jeffrey Alan Lash. Cet homme fut retrouvé mort dans le coffre d’une voiture, en 2015, à Los Angeles, mais ce qui fascine Guillaume Corbeil, c’est l’épaisse aura de mystère qui entoure cette découverte macabre. Dans la maison du défunt, la police trouve 1200 armes à feu, 14 voitures dont certaines pouvaient aller sous l’eau, des centaines de milliers de dollars… mais Jeffrey Alan Lash n’avait pas d’emploi connu.

Tel est l’événement- véridique, l’affaire Jeffrey Alan Lash a vraiment existé – qui sert de point de départ à Pacific Palisades, du nom du quartier où résidait cet américain dont certains pensent qu’il était agent secret, quand d’autres professent qu’il était un reptilien, descendant d’extra-terrestres. La pièce nous entraîne dans une spirale vertigineuse, à la suite du héros-narrateur qui nous expose les étapes de son enquête, d’abord sur le net, puis finalement sur place, à Los Angeles. Une enquête au cours de laquelle la réalité se fait toujours plus insaisissable.

Du théâtre, de son pouvoir de fragmenter la réalité

Le travail du dramaturge Guillaume Corbeil est génial et risqué. Au premier degré, la pièce se présente comme une enquête un peu hallucinée mais très bien rythmée, qui n’est pas toujours vraisemblable mais qui enchaîne inexorablement les rencontres, les découvertes, les rebondissements, jusqu’à sa chute. L’auteur donne finalement une interprétation du mystère Jeffrey Alan Lash, une solution possible à la question initiale : qui est-il, ou plutôt qu’était-il ?

Cette question, au fond, est la clé d’un autre mystère, beaucoup plus intéressant : où donc est la part de vérité dans ce récit ? Ecrite à la première personne, avec un narrateur qui se présente sous le nom de l’auteur et se raconte au présent, et des personnages tirés de la réalité (Daniel Fleetwood, Jeffrey Alan Lash…), la pièce fonctionne comme une matriochka, qui se met elle-même en abyme en permanence, de façon itérative.

En neuf épisodes ou chapitres, qui mènent de la rupture (de Guillaume) à la mort (de Daniel), les questions du vrai et du faux, de la réalité confrontée à la vérité, de la fabrication du vraisemblable, sont constamment posées. On ne sait jamais où s’arrête la vérité attestée et où commence l’imagination de l’auteur. Quels événements sont inventés. Quels personnages secondaires sont fictifs. On ne sait même pas si l’auteur a jamais quitté Montréal pour aller enquêter sur le terrain. Dans le seul passage un peu explicatif de la pièce, Guillaume Corbeil s’interroge sur le célèbre “I want to believe” de la série The X-Files, et le relie avec la suspension consentie de l’incrédulité qui est au cœur de la convention théâtrale. Ne sommes-nous pas tous, tout le temps, en proie à cette même envie de croire, quand ce qu’on nous montre nous plaît ?

La pièce ouvre aussi une réflexion sur la puissance des histoires et des récits : s’ils sont faux, au sens de la véracité des faits, n’ont-ils pas une influence bien réelle sur le monde ? Pour l’illustrer, l’auteur utilise une histoire dans l’histoire – au troisième degré, si on ne s’est pas perdu dans les régressions – où l’un des protagonistes de la pièce maintient un autre personnage en vie en lui racontant une histoire dont le suspense est tel que ce dernier s’interdit de sombrer dans l’inconscience pour pouvoir écouter la suite. Les narrations peuvent changer le réel. Ici, plutôt en mieux, mais on n’oublie jamais vraiment, en suivant cette pièce, que ces mécanismes sont aussi ceux selon lesquels fonctionnent les sphères complotistes.

Mettre en scène la mise en abyme

Florent Siaud s’attaque donc à un sacré morceau, en choisissant de mettre en scène Pacific Palisades. Une vérité mouvante, une fin ouverte qui laisse le spectateur se faire son idée, une longue narration entrecoupée d’épisodes où les interlocuteurs principaux du narrateur sont incarnés : l’adaptation scénique n’était pas évidente. Cela n’a pas découragé celui qui s’était déjà illustré au TPV en y présentant une mémorable mise en scène de 4.48 Psychose de Sarah Kane… dans une traduction de Guillaume Corbeil.

Quelques dispositifs ingénieux viennent aggraver la confrontation de la réalité avec la fiction. Notamment, le décor, de couleur unie et neutre, sert de surface de projection pour des captures d’écran qui sont autant d’images documentant la réalité : coupures de presse relatant l’affaire Jeffrey Lash, comptes de personnages sur les réseaux sociaux, fenêtre de tchat – ou plutôt de clavardage, comme l’appellent joliment les Québécois -, images tirées de Google Maps, photos prétendument prises pendant l’enquête… L’irruption de l’image, on le sait, crée un effet de réalité : si l’image existe, le discours qui l’accompagne s’en trouve validé. La mise en scène, en mêlant ici aussi le vrai et le faux, est une invitation à se défier de l’évidence induite par le document photographique.

De la même façon, la projection sur le mur derrière le narrateur d’images tirées d’internet met en abyme la question de la véracité des informations qu’on y trouve. A aucun moment on ne fait explicitement allusion aux fake news, ou au complotisme. Mais on peut difficilement éviter d’y penser, surtout alors que le texte nous parle d’hypothétiques extra-terrestres. Les sources fiables, comme le site du Guardian, alternent avec des pages plus farfelues, dans un zapping saccadé où tout se vaut et se confond en un magma d’éléments sur lesquels il devient bientôt impossible de prendre du recul. Métaphore plutôt juste d’une session de “surf” sur le web…

La scénographie, on l’a dit, est donc très neutre, de façon à laisser la place au texte de se déployer. Comme il sert d’écran aux projections, il est utile qu’il soit fait de surfaces planes, et que sa couleur soit unie. Cependant, la disposition initiale, qui est celle d’un grand mur devant lequel le narrateur viendrait faire comme une conférence, à la manière d’un TED talk – autre clin d’œil à internet – va évoluer à mesure du récit. Le mur s’ouvre, les volumes se creusent, des recoins apparaissent, comme pour signifier la complexité croissante de l’enquête, qui s’accompagne d’un trouble de plus en plus net quant aux frontières de la réalité.

Interprète caméléon pour complot reptilien

La comédienne, Evelyne de la Chenelière, est tout simplement impressionnante dans ce rôle gigogne qui est au cœur de Pacific Palisades.

Comme la pièce est une narration autour de la narration, presque tout tient sur les épaules de l’interprète, qui doit composer une galerie de personnages vraisemblables pour que l’effet d’emboîtement des histoires et des sens possibles puisse se produire. Sans vraisemblable, pas de trouble ni de vertige. Et tout le talent d’Evelyne de la Chenelière tient à ce qu’elle réussit ce tour de force, dès l’entrée : la comédienne annonce tout de go, avec l’accent de la Belle Province et une assurance inoxydable, qu’elle est Guillaume Corbeil. Et ça marche. Peut-être pas immédiatement, mais l’aplomb avec lequel la proposition est tenue finit par vaincre toutes les résistances de la logique : dans une sorte d’exercice de double-pensée, nous voyons une femme et croyons en même temps qu’elle est Guillaume Corbeil. Sans que cela ne nous pose problème, en définitive.

Quand, ensuite, la comédienne passe de Guillaume Corbeil à l’un des rares personnages qui sont incarnés et pas simplement racontés, elle le fait avec une habileté confondante. Sans rupture, mais avec la maîtrise complète du processus, elle glisse en douceur dans sa nouvelle peau. Ce qui ne fait qu’ajouter une confusion – délibérée autant que fertile – supplémentaire : les limites entre les personnages se floutent, on ne sait pas toujours où commence et où finit leur discours… alors qu’on ne sait déjà pas s’ils existent “réellement”, et qui exactement les invente… si tant est qu’ils soient inventés…

Pendant tout le spectacle, Evelyne de la Chenelière tient donc tout le texte à bouts de bras, à peine épaulée par quelques incipits sous forme de vidéos – une conversation en visio avec un avocat américain par exemple, projetée pour le bénéfice de nos yeux, mais qui crée un simulacre de dialogue pour soulager la constance du monologue. La comédienne tient son interprétation de bout en bout, ne cède jamais à des facilités pour soulager la charge, s’acquitte de la tâche avec une précision et une persévérance admirables.

On pourrait encore gloser sur l’accompagnement musical discret mais juste, l’atmosphère presque lynchéenne qui nimbe tout le spectacle, la complexification graduelle de l’utilisation de la lumière en scène.

On va plutôt choisir d’énoncer ce qui doit apparaître évident à ce stade : ce Pacific Palisades est une superbe proposition, qui consacre la rencontre d’un grand texte, d’un habile metteur en scène et d’une fabuleuse comédienne. C’est un spectacle troublant, qui invite à de multiples niveaux de lecture, en même temps qu’il est totalement prenant, de bout en bout.

Il faut féliciter au passage Adrien de Van d’avoir eu le flair d’accompagner ce projet depuis l’origine, et le courage de le programmer maintenant, 3 semaines d’affilée, dans les conditions difficiles que l’on sait. Cela signe un véritable engagement en faveur de la création, et c’est suffisamment admirable, en ces temps qui encourageraient plutôt le conservatisme, pour être salué.

Pacific Palisades est à découvrir au TPV – Théâtre Paris Villette jusqu’au 4 décembre.

GENERIQUE

texte Guillaume Corbeil / mise en scène et dramaturgie Florent Siaud / interprétation Evelyne de la Chenelière / assistance à la mise en scène Juliette Dumaine / scénographie et costumes Romain Fabre / éclairages Nicolas Descoteaux / conception sonore Julien Éclancher / vidéo David B. Ricard / © Nicolas Descoteaux

Photo : © Nicolas Descoteaux

 

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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