Théâtre
Florent Siaud renouvelle 4. 48 Psychose de Sarah Kane

Florent Siaud renouvelle 4. 48 Psychose de Sarah Kane

22 November 2018 | PAR Bertille Bourdon

Traduction, mise en scène, jeu d’actrice… Florent Siaud prend plusieurs paris audacieux qui éclairent d’une lumière nouvelle le dernier et très sombre texte de Sarah Kane, 4.48 Psychose.

La paire de Dr. Martens annonce Sarah Kane. Sur la scène du Théâtre Paris-Villette, les chaussures noires attendent d’être enfilées pour faire apparaître le personnage de 4.48 Psychose, la dernière des cinq pièces écrites par la dramaturge anglaise. En 1998, Sarah Kane écrit ce texte, l’envoie à son agente et se suicide peu après dans l’hôpital londonien où elle était soignée. Ce contexte prend une résonance particulière lorsque l’on fait face à ce dialogue où une femme expose à son médecin les raisons qui la poussent à mettre fin à ses jours et comment elle va le faire, à 4 heures 48 du matin précisément, douze minutes avant que les vivants reprennent leurs activités.

Une nouvelle lecture du texte

Florent Siaud est une figure montante du théâtre au Canada. Ici, pour 4.48 Psychose, il prend le parti d’une mise en scène très présente, là où on pourrait imaginer un face à face dépouillé avec le texte. Certaines propositions sont peut-être un peu lourdes, notamment la fin, mais l’œuvre de Sarah Kane est justement un défi à la représentation. Cette recherche sur la mise en scène excelle dans la nouvelle lecture du texte qu’elle propose : faire résonner l’humour que l’on n’aurait pas décelé dans le texte. La comédienne Sophie Cadieux prend la parole face à nous, dans un rond de lumière qui évoque un seul en scène comique. Cette dimension est accentuée parfois par des rires enregistrés, nous faisant plonger dans un abîme d’humour noir. La performance de Sophie Cadieux tient dans cette rupture de ton qui nous fait entrevoir le ridicule qui rampe dans le désespoir, toujours. Par exemple, au début du texte, lorsque le personnage établit une liste de tout ce qui la dégoûte en elle ou dans sa vie :

Je n’arrive pas à manger
Je n’arrive pas à dormir
Je n’arrive pas à penser
Je n’arrive pas à vaincre ma solitude, ma peur, mon dégoût
Je suis grosse

Cette dernière réplique est prise avec recul, dans la voix de la comédienne qui devient encore plus aiguë, donnant au personnage un air têtu d’adolescente. Le spectateur est donc toujours sur un fil, entre la compassion que l’on éprouve face à cette énorme souffrance et la distance apportée par le rire.

« Arrêtez de me regarder. Regardez-moi. »

Le recul qu’induit l’humour nous place dans l’ambivalence par rapport à cette patiente touchante et risible. Finalement, en mettant dans la bouche de sa comédienne les deux personnages, Florent Siaud nous fait prendre la place du médecin : c’est à nous que s’adresse le personnage. On joue donc sur les codes de la représentation théâtrale, avec cette supplique de la malade à son soignant « Regardez-moi », qui devient un ordre pour le spectateur de regarder le désespoir de cette femme, de la regarder se dévêtir peu à peu, de la regarder mourir. Sophie Cadieux accroche le regard par sa présence, semble refuser la faiblesse (comme elle répète souvent, dédaigneuse “Je sais, ce n’est pas de ma faute, c’est la maladie…“) et se montre forte, tant dans son corps que dans sa manière d’habiter le texte. C’est justement cette corporéité du texte qui est aussi dévoilée par la mise en scène, dans des lumières chaudes et cruelles (rouges, jaunes, à certains moments) qui s’éloignent de la représentation en milieu médical à laquelle on pourrait s’attendre.

Ce nouveau regard sur le texte provient aussi très certainement de la nouvelle traduction proposée par l’écrivain québécois Guillaume Corbeil. On sent qu’il cherche à faire entendre toutes les nuances de la langue, en même temps qu’il remet sur le devant de la scène la difficulté de la traduction de l’anglais au français : comment faire entendre cette ambiguïté de genre, qui prend chez Sarah Kane une dimension bien plus importante qu’une simple question grammaticale ? L’actrice elle-même prend à bras le corps cette difficulté, hésitant, cherchant la meilleure manière de décrire ce qu’elle semble voir dans un coin de la scène. Ni masculin, ni féminin, elle opte pour créer un pronom qui porterait les deux marques genrées de la langue française.

Toutes ces approches offrent une lecture surprenante et bienvenue de ce texte de Sarah Kane, même si parfois, à trop vouloir se monter, la recherche théâtrale prend un peu de place.

4.48 Psychose, au Théâtre Paris – La Villette, jusqu’au 2 décembre.

Les œuvres de Sarah Kane sont publiées en français aux éditions de L’Arche

À écouter :

Sarah Kane, anéantie, Une vie, une oeuvre sur France Culture.

Visuel : ©-DR-1

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Bertille Bourdon

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