Jours de joie d’Arne Lygre
Après Nous pour un moment, Stéphane Braunschweig poursuit son compagnonnage artistique avec l’auteur norvégien Arne Lygre et monte sa dernière œuvre, Jours de joie , dans la grande salle de L’odéon, théâtre de l’Europe
Pour ce “jour de joie” (ou moment de joie selon une autre traduction), une mère choisit un lieu serein pour retrouver ses enfants. Alors que le fils annonce qu’il veut disparaitre pour se retrouver, leur réunion est troublée par d’autres personnages venus au même endroit pour se parler. Quelques temps plus tard, acte 2, lors d’une petite fête chez l’ex-compagnon du fils, celui-ci explique qu’il a choisi de tourner la page ; la mère décide au contraire de retrouver le disparu.
Pour Stéphane Braunschweig, la pièce est un enjeu théâtral à la mesure de notre époque, de son rapport à la solitude, de son rêve de “nous”. Jouer Lygre, c’est questionner par le théâtre ce qui, aujourd’hui, fait lien.
Je suis ce que je dis
Chaque personnage s’autoproclame. Je suis ce que je dis être. Cette particularité de la pièce saute aux oreilles et crée immédiatement un sentiment d’étrangeté et d’inconfort. On s’inquiète de savoir si la chose va nous être facile, si nous allons réussir à suivre l’intrigue. Ce choix littéraire déroutant semble presque un bug pour lequel il serait exigé au spectateur de le corriger mentalement. Chaque personnage s’autoproclame avec l’article indéfini, non pas dans une revendication ou une conjuration mais dans une simple déclaration, presque un aveu. Il est par exemple une mère et rien d’autre. On comprendra que le personnage nous avertit de sa posture mentale, il nous indique qui parle et qui il est à ce moment là et au plus profond de sa psyché. Cette femme qui vient à la rencontre de son fils se sent intimement une mère, et rien d’autre. Sa fille qui se joint à cette rencontre se pense à ce moment là comme une soeur.
Echapper à la filiation
Une autre étrangeté du récit tient à l’envie des personnages d’échapper à la filiation. Aksle souhaite couper les ponts avec sa famille, son mari, sa sœur tandis que sa sœur ne peut ou ne veut avoir des enfants. La fille autant que le fils refusent de rendre grand-mère cette mère terrible et féroce alors qu’elle s’autoproclame bonne mère. Un autre personnage envisage loin du classique regroupement familial, un lieu spécial pour sa future tombe qu’il se dispute avec une étrangère. Chaque personnage semble ainsi vouloir se décrocher d’une quelconque souche. Ces personnages sont éminemment modernes, dans l’air du temps des multiples déconstructions. Ils se situent dans l’après d’une psychanalyse réussie où le père est définitivement mort et où ils seraient libérés des assignations.
Un effet miroir
Comme au théâtre, comme dans nos vies, nos identités sont pour un instant. Arne Lygre fait un pas de plus dans sa description de l’économie de nos identités. Dans la pièce Nous pour un moment, les identités étaient plastiques. Ici les identités restent glissantes, elles sont mobiles individuellement pour un instant, des liens peuvent alors se construire entre les gens. L’auteur installe des miroirs dans le texte. Sur scène, chaque personnage de la pièce connaît un double. Mais s’il y a une autre mère, s’il y a une autre sœur, il n’y aura pas communauté. La pièce d’ Arne Lygre déconstruit aussi cela, le salut ne viendra pas d’un communautarisme mais d’un effet miroir entre un individu et un autre. Braunschweig épouse ce biais et rien, dans leur phrasé ou dans leur vêtement ne nous aide à les situer socialement, politiquement ou philosophiquement. Il n’y a pas de groupe mais des électrons libres. L’ensemble de la scénographie figure cet effet miroir, tandis que le très beau décor épuré à la scandinave intègre une géométrie invisible et parfaite.
Simul et Singulis
La troupe est merveilleuse, elle raconte une forme de banalité équivoque et aussi une tristesse d’un monde, où, hors le fils disparu, personne ne doute ni ne se cherche. Au sein de cet univers fade, les ponctuations comiques de Virginie Colemyn sont formidables. Tout commence sur un banc qu’un voisin a déposé là pour le panorama, et qui sera utilisé par une mère et une sœur, pour se retrouver et discuter. Et tout finit par un instant de joie partagé entre une autre mère, un autre moi, ultimes identités affranchies. La joie est partagée, elle est le fruit du collectif. La fin imaginée par Stéphane Braunschweig nous laisse face à cette joie. Le metteur en scène nous tend un miroir. Il nous reste à savoir si la joie est authentique. Est-elle construite par un collectif où chacun sourit, nettoyé de ses projections ou identifications névrotiques? Est-elle au contraire une joie fantasmée fabriquée par une urbanité de faux semblants entre individus désespérés? La joie existe-t-elle ?
Dans 10 ans, dans 20 ans on se souviendra certainement de cette création, de l’entrée au répertoire d’Arne Lygre dans la grande salle de l’Odéon et peut être aussi de ce que cette pièce déclencha sur le public d’alors, découvrant à la dernière tirade et dans une sidération inconfortable que la pièce parlait d’eux .
Une pièce essentielle. Et déjà classique.
Jours de joie
d’Arne Lygre
mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig
création à l’Odéon
durée 2h20
16 septembre – 14 octobre
avec Virginie Colemyn, Cécile Coustillac, Alexandre Pallu, Pierric Plathier, Lamya Regragui Muzio, Chloé Réjon, Grégoire Tachnakian, Jean-Philippe Vidal
Crédit photo © Simon Gosselin