Marionnette
“JeveuxJeveuxJeveux !” : si l’anthropocène m’était conté…

“JeveuxJeveuxJeveux !” : si l’anthropocène m’était conté…

03 June 2022 | PAR Mathieu Dochtermann

Les 7 et 8 mai 2022, le Théâtre IVT accueillait le dernier spectacle de la compagnie Graine de vie – Laurie Cannac, intitulé JeveuxJeveuxJeveux ! Une proposition en partie marionnettique, reposant également sur une large part de théâtre physique, prenant le parti de réécrire deux contes des frères Grimm (Le pêcheur et sa femme et Rose D’Épine) pour tisser une parabole ayant pour objet le rapport de l’humanité à la nature et l’adaptation face au bouleversement climatique.

Matières en mouvement

Sur le plateau trône un petit amoncellement de sacs plastiques, tel un mur de poubelles, monticule qui figure toutes les décharges du monde. A cour, une bâche de la même matière recouvre un corps qui respire doucement. L’éclairage dans les tons bleu, faible et diffus, en précise à peine les contours. Quand la représentation commencera, la bâche figurera la marée, un poisson, les voiles ou la coque d’un bateau de pêcheur, sous l’impulsion de Laurie Cannac, qui repose sous le plastique.

C’est un spectacle marionnettique, mais on peut aussi parler de théâtre de matière, tant il est vrai que toute la première partie du spectacle ne mobilise, finalement, que le voile de plastique extrêmement léger que Laurie Cannac manipule au bout de deux bâtons. Est-ce encore là une marionnette ? Il y a une manufacture, l’intention spectaculaire, la présence de contrôles ; mais l’instrument est sans forme, et ne vaut que par la façon dont il est manipulé, les bruits qui l’accompagnent, le contexte qui éclaire sa signification. Les marionnettes, même quand elles sont identifiables comme telles, ne restent jamais sagement à leur place. Ainsi lorsque, plus loin dans le spectacle, une marionnette anthropomorphe intervient pour camper la princesse, elle se transforme en tous cas bien vite pour se confondre avec le corps de l’interprète.

On reconnaît là la signature d’Ilka Schönbein autant que celle de Laurie Cannac : car la seconde a longuement accompagné la première, qui signe ici la mise en scène. Le jeu et la manipulation de Laurie Cannac, très proches du corps, très organiques, portent la marque de ces rapports et de ces influences, en même temps qu’elle s’en distingue avec un style plus truculent, une incarnation qui prend de profondes racines dans le sol là où Ilka Schönbein n’est qu’évanescence. En tous cas, l’utilisation de la matière plastique, omniprésente, convient bien au fond du propos.

La vénérable fable de l’anthropocène

Le point de départ du travail de Laurie Cannac est un double constat : à la fois que l’humanité a réussi à rendre graduellement invivable la planète, et que cet état de fait génère désormais une angoisse existentielle chez les personnes qui en prennent conscience, singulièrement les enfants.

Ainsi les deux contes choisis se partagent-ils ces enjeux complémentaires. Le pêcheur et sa femme campe dans une métaphore assez transparente une nature qui s’épuise à répondre aux caprices d’une humanité dont les désirs ne sont jamais assouvis, et qui finit par lui retirer tout ce qu’elle lui a donné. C’est une fable qui dépeint l’être humain comme une créature à peine extraite de la boue dont elle est issue, mais qui se coupe de son état de nature pour se rêver une condition transcendante, avec un égo qui la porte à se rêver démiurge. D’autant plus dure sera la chute.

Rose D’Épine, ensuite, est une version germanique de la Belle au Bois Dormant, dans laquelle une princesse vit isolée dans une vie de château qui est à la fois opulence et prison dorée. La menace constante pèse sur elle d’une malédiction prononcée par une fée qui n’avait pas été invitée à se pencher sur son berceau : ainsi le conte peut-il fonctionner comme la métaphore d’une jeunesse qui grandit sous le poids d’un effondrement qui semble inéluctable. Laurie Cannac choisit ici une forme de deus ex machina, en montrant le personnage déjouer finalement le sort fixé par les fées, en refusant de céder au sommeil : peut-être est-ce là une ficelle un peu grosse pour terminer sur une note optimiste, et figurer la possibilité, si infime semble-t-elle, qu’un sursaut de volonté puisse empêcher d’advenir ce qui est présenté comme inéluctable.

Accord des éléments : un spectacle harmonieux

Pour camper ces deux contes, le jeu et la manipulation sont largement assurés par Laurie Cannac dans la première moitié du spectacle, et par Erika Faria de Oliveira dans la seconde. Toutes deux partagent une certaine maestria dans la manipulation, une virtuosité technique qui s’accompagne d’une intensité d’incarnation assez rare. Qu’il s’agisse de manipuler une matière ou une marionnette, d’animer un poisson avec ses pieds ou de jouer une princesse dont on porte le masque réduit coincé entre ses dents, on sent l’exigence de précision dans le mouvement et dans le rythme, la précision chirurgicale du mouvement retravaillé mille fois jusqu’à l’absolu justesse, qui est un marqueur de “l’école” Ilka Schönbein.

Dans la version L.S.F., qui est celle que nous avons découverte, la comédienne Virginie Lasilier vient s’imbriquer dans la proposition en lui donnant une dimension d’expressivité encore supérieure. Loin d’être une simple adjonction en surplus du reste de la dramaturgie, sa présence a fait l’objet d’un travail et d’une écriture minutieux, dès les premiers temps de la création. Le résultat est là, et se ressent clairement : pleinement active dans le jeu, usant aussi bien de la langue des signes que du VV (visual vernacular), même les entendants ont du mal à détacher les yeux d’elle. Ses interventions sont si bien intégrées à la trame narrative qu’on a même du mal à imaginer qu’une version non signée du même spectacle puisse seulement exister.

La création lumière accompagne avec discrétion ce dispositif très axé sur le jeu. Elle laisse une grande partie du plateau dans l’obscurité, qui sied après tout au mystère du fantastique. Ambiances bleutées pour la mer du premier conte, plus blanches pour le château de la princesse du second, elle se nuance de façon beaucoup plus fine pour tirer de l’ombre les interprètes qui ne sont pas en jeu. C’est le cas de Virginie Lasilier, mais c’est également le cas d’Erika Faria de Oliveira pendant la première partie, qui utilise une petite collection d’instruments de musique pour accompagner avec sensibilité le jeu de Laurie Cannac.

Le spectacle a la grâce de ne jamais être prescripteur ni donneur de leçon. Il ne prend pas partie, ni n’indique la conduite à tenir : il part certes d’un parti-pris, celui d’une planète au bord de l’asphyxie, mais son objet est surtout de constater ce que l’imminence de la catastrophe annoncée provoque en nous, qui en sommes les auteurs et les parties prenantes. Il n’y a pas ici le Mal et le Bien : les deux sont présents, comme en chacun de nous, et le spectacle met aux prises notre instinct de survie et notre désir de bien faire avec notre soif insatiable de confort matériel et d’accumulation de biens. De même que les contes laissent traditionnellement leur sens ouvert, à la libre interprétation de celui qui l’écoute, JeveuxJeveuxJeveux ! laisse l’espace au spectateur de construire sa conclusion, comme il lui laisse la place de se construire ses images.

C’est un spectacle parfois un peu naïf sur le fond et les intentions, mais très abouti dans la forme, avec une économie de moyens exemplaire. JeveuxJeveuxJeveux ! est la démonstration même qu’un théâtre exigeant, précis, beau, saisissant, n’a pas besoin de mille artifices pour atteindre un degré d’aboutissement formel très avancé.

GENERIQUE

Un spectacle de Laurie Cannac mis en scène par Ilka Schönbein

Interprétation et atmosphères musicales : Laurie Cannac et Erika Faria de Oliveira

En version Bilingue FR/LSF: Comédienne Langue des Signes Française : Virginie Lasilier

Regards extérieurs : Christian Duchange (mise en scène), Céline Châtelain et Marie Llano (interprétation)

Création lumière, régie lumière et son : Anja Schimanski

Réalisation matières marionnettiques : Laurie Cannac, Ilka Schönbein et Erika Faria, assistées de Mégane Robardet, Léa Cumin (stagiaire)

Visuel © Y. Petit

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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