Théâtre
[Interview] La Dernière Nuit du monde/Laurent Gaudé : “Repousser le moment de l’endormissement, voler des heures à la nuit, c’est ce que j’aime »

[Interview] La Dernière Nuit du monde/Laurent Gaudé : “Repousser le moment de l’endormissement, voler des heures à la nuit, c’est ce que j’aime »

23 July 2021 | PAR Sylvia Botella

Fabrice Murgia présentait sa dernière création La Dernière Nuit du monde au Festival d’Avignon. L’occasion de rencontrer l’auteur de la pièce de théâtre, Laurent Gaudet. Ses nuits sont plus belles que ses jours.

Après Nous, l’Europe : Banquet des peuples mis en scène par Roland Auzet, c’est la deuxième fois qu’une de vos pièces est adaptée au Festival d’Avignon. Et après Daral Shaga à l’opéra de Limoges, c’est votre deuxième collaboration avec Fabrice Murgia. Est-ce qu’on travaille avec Fabrice Murgia comme on travaille avec Roland Auzet ?

On ne travaille pas avec Roland Auzet comme avec Fabrice Murgia, ni avec aucun autre metteur en scène, d’ailleurs. C’est pour cette raison que c’est passionnant. Chaque projet est une nouvelle rencontre. C’est une nouvelle partition.
Un auteur peut rencontrer un metteur en scène avec lequel il va accomplir un long parcours. Ce n’est pas mon cas. Fabrice Murgia et Roland Auzet font partie des metteurs en scène qui sont revenus le plus régulièrement dans mon parcours. J’ai la chance d’avoir observé beaucoup de metteurs en scène au travail. Les manières de travailler sont extrêmement diverses. Pour certains, le texte est le point de départ : on travaille le texte à table, on le lit, le relit. Ce qui n’est pas le cas de Fabrice Murgia, ni de Roland Auzet qui a un univers très musical. Fabrice Murgia a le souci de l’image. C’est vraiment la grammaire de la modernité. Dès le premier jour de répétition, il travaille avec tous ses collaborateurs. Fabrice Murgia éprouve la nécessité de faire des filages, très vite. On sent chez lui l’urgence de trouver rapidement l’esquisse du spectacle. Il a créé beaucoup de spectacles où le texte est un élément dramaturgique parmi d’autres. Ici, c’est différent, le texte préexistait.

Justement sur quelles bases avez-vous concrètement travaillé ? Avez-vous partagé des documents, des films, des musiques. Avez-vous réagi à ce que vous a montré Fabrice Murgia ?

Nous avions très envie de retravailler ensemble. J’ai continué d’aller voir les créations de Fabrice Murgia à Bruxelles. C’est précisément parce que je suis resté spectateur de ses créations que nous avons pu débuter un dialogue fécond sur des thèmes qui nous taraudaient. Nous en avons évoqué quelques-uns : la distance dans les villes modernes, la nuit. La lecture du livre 24/7 – le capitalisme à l’assaut du sommeil de Jonathan Crahy nous a particulièrement marqués. Comment nos modes de vie modernes attaquent-ils la nuit ? Il nous a permis de cerner davantage nos questions.

La pièce de théâtre La Dernière Nuit du monde publiée aux éditions Actes Sud porte le bandeau sur lequel est écrit la phrase programmatique : « Il n’y a pas de lumières qui n’ait besoin d’ombre. » Qu’est-ce que cela signifie ?

La nature dans laquelle nous vivons est faite de cycles, d’alternances, d’oppositions. Elles se complètent. L’humain a toujours tendance à vouloir séparer les choses pour mieux les étudier, les exploiter.
Aujourd’hui, on ne cesse de remettre au centre des débats – qui débordent le sujet de la pièce de théâtre – l’idée de l’écosystème. Il y a un équilibre naturel. Et le cycle jour/nuit en fait partie. La lumière non-stop est mortifère.

Pourquoi êtes-vous allé du côté de la dystopie ?

Nous avons souhaité faire ce pas supplémentaire parce qu’il nous a permis de rouvrir l’imagination et d’aller plus loin dans nos conversations. Cela nous a permis d’arpenter le monde que nous inventions. Dans la pièce, les humains vivent dans une société qui ne dort quasiment plus, seulement 45 minutes. Qu’est-ce que cela signifie ? Nous avons évoqué bon nombre d’idées que nous n’avons pas exploitées. Du type, comme on ne dort quasiment plus, il n’y a plus de lit dans les appartements. L’anticipation nous a permis de tirer de nombreux fils pour parler de manière pertinente.

Dans La Dernière Nuit du monde, le récit est troué par les monologues de Lou. Ils créent du contrechamp. Concrètement, le monologue de Lou s’inscrit directement sur le plateau (ce n’est pas une voix off) et il se double à l’image et au travers de la chanson.
Ici, on voit bien ce que l’un et l’autre apportent au projet. Les monologues qui rythment le récit sur le plateau sont tels qu’ils ont été écrits. Je voulais que le déroulé de l’histoire de Gabor raconté par Gabor sur un mode à la fois intérieur et extérieur – qui convoque le monde – soit troué par une parole qui n’appartient pas à Gabor. Qu’elle s’adresse à lui sans que ça soit lui. Je tenais à avoir dans la pièce une part d’altérité.
C’était important pour moi que Lou dise ce qu’elle a à dire. Elle n’a pas besoin de Gabor pour vivre. Lou est mystérieuse : on ne sait pas d’où elle parle. Au moment où les monologues débutent, on ignore si elle est morte ou non, si elle est loin ou non, si elle voit Gabor ou non.

À quel point de distance, Gabor et Lou sont-ils l’un de l’autre ?

Lorsque Fabrice Murgia s’est emparé des monologues sur le plateau, il a immédiatement su que Lou serait à la fois en chair et à l’image sur le plateau. Il connaissait bien le jeu de Nancy Nkusi, sa synergie et sa voix merveilleuse. Il avait envie que la présence féminine surplombe Gabor, qu’elle le regarde tout le temps.

« La nuit je mens, je prends des trains à travers la plaine, la nuit je mens effrontément », chante Alain Bashung. Que vous inspire ces paroles ?

J’adore cette chanson. La nuit, on ment tous. La nuit, c’est une échappée, on échappe à soi. Bien sûr, le fait de mentir a une connotation négative. Mais ce n’est pas si simple. En psychanalyse, la nuit est également un moment d’expression. On a trop tendance à l’oublier. On résume souvent la nuit et le sommeil à un moment de pause. C’est vrai pour le corps, les muscles, la conscience. Mais la nuit, c’est surtout le lieu de l’expression de l’inconscient à travers les rêves. C’est une part trop mésestimée, voire sous-estimée. C’est pourquoi, beaucoup voit dans la nuit, un moment inutile qu’il faudrait rendre exploitable, utile. Il faut sacraliser la nuit en tant que telle. C’est ce que fait d’ailleurs Alain Bashung.

Écrivez-vous la nuit ?

J’écris la nuit depuis toujours. Le secret, le calme et la solitude de la nuit sont pour moi propices à l’écriture. Je crois que Fabrice Murgia est aussi un grand insomniaque.

Dans La Dernière Nuit du monde, le jour vampirise la nuit. Pourquoi on s’oppose avec tant de force à la nuit ?

Il y a là, une vraie tentation des sociétés modernes et occidentales dans lesquelles nous vivons. La première raison est consciente et objective : gagner du temps. L’homme a un appétit de temps sans cesse plus grand. Toutes les études le disent : on se couche de plus en plus tard, on dort de moins en moins. La nuit se rétrécit. La seconde raison est plus souterraine. Les sociétés qui ne savent pas quoi faire du sacré, ne savent pas quoi faire de la nuit. Nos sociétés sont très sèches, très rationnelles. Cela fait longtemps que les dieux les ont désertées.

Faire disparaître la nuit, n’est-ce pas sacrifier tous les échos de la vie, les rêves, la fiction et nous condamner à l’hyperréalisme, à la tyrannie du réel ?

Pire, c’est nous condamner à la tyrannie de l’agir. En journée, nous sommes obligés de faire, c’est à la fois une injonction de la société et une injonction personnelle. Ne rien faire une journée, c’est possible. Mais rester plusieurs jours d’affilée sans rien faire, c’est insoutenable. Le jour impose l’action.
Dans La Dernière Nuit du monde, on mesure bien comment l’action permanente pourrait conduire à la surchauffe, à l’épuisement des hommes et de la nature.
Il est nécessaire de nous décentrer. La planète a aussi besoin de notre repos. Si l’humain est omniprésent, il tue tout ce qui a besoin de son absence : les animaux nocturnes, les cycles souterrains.
La sagesse, c’est aussi la sagesse de ne pas être là.

Le constat que l’on fait dans la pièce de théâtre est assez effrayant. Surtout quand on sait que la vie nocturne a été dévastée par la pandémie ?

Nous avons débuté le travail avant la pandémie. Toute l’année 2020 nous a invités à faire de la place aux reflets, aux échos. Il y a, me semble-t-il, un point commun entre ce que nous avons vécu et ce que décrit la pièce. Que se passe-t-il lorsque l’humain veut tout exploiter, dominer ? Nous ne connaissons pas tout de la pandémie mais il est fort à parier qu’elle est dû à un dérèglement provoqué par l’humain qui se rend dans des endroits qu’il ne devrait pas explorer.
D’une manière générale, le surgissement du discours médical dans la pièce est exactement celui auquel nous nous confrontons depuis le début de la crise sanitaire.
La pièce évoque également un phénomène planétaire : le protocole des 54 pays. La pandémie montre à quel point nous n’allons pas cesser de vivre des expériences globales.

Vos nuits sont-elles plus belles que vos jours ?

Paradoxalement, mes nuits sont belles quand je ne dors pas. Pareil, pour Fabrice Murgia. J’écris souvent la nuit jusqu’à deux/trois heures du matin. Là, j’ai le sentiment d’avoir passé une belle nuit. Je me situe à l’endroit paradoxal de celui qui aime la nuit mais qui, au fond, ne fait pas ce qu’elle impose.
Lorsqu’on travaille au théâtre – Fabrice Murgia dirait la même chose –, on allume les lumières la nuit. D’une certaine manière, je suis Gabor. Je repousse les limites de la nuit. Si la pilule existait, je serais tenté de la prendre pour écrire le roman de plus. (rires)
C’est bien parce que ce dilemme est à l’intérieur de nous qu’il m’intéresse. Repousser le moment de l’endormissement, voler des heures à la nuit, c’est ce que j’aime.

Reprise de La Dernière Nuit du monde de Laurent Gaudé mis en scène par Fabrice Murgia au Théâtre national Wallonie-Bruxelles du 14 au 18 septembre 2021.

La pièce de théâtre La Dernière Nuit du monde est éditée chez Actes Sud.

Visuel : © Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon

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Sylvia Botella

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