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Visitations entre chien et loup : “Hiatus” où le vertige de l’entre-deux

Visitations entre chien et loup : “Hiatus” où le vertige de l’entre-deux

23 July 2022 | PAR Mathieu Dochtermann

Le festival Chalon Dans La Rue a pris le risque de programmer la toute jeune compagnie Vague (Maëlys Rebuttini) avec le très neuf Hiatus. Et on remercie le comité de programmation. Un spectacle pour les interstices, qui se glisse et chemine, tranquille, entre chien et loup, entre le dur et le doux, entre le bruit de la ville et le calme tranquille des nuits bleues. Un temps suspendu, un voyage dans l’entre-deux, qui ouvre une brèche comme seuls les spectacles de rue peuvent le faire.

Hiatus, c’est le spectacle de l’entre-deux.

Entre chien et loup.

Entre l’occupé et l’inoccupé.

Entre les marges en ruine du matérialisme dur, et le vol d’un canard sauvage, la douceur d’un ciel de crépuscule quand la promesse de l’orage mousse à l’horizon, à la rencontre du rose incendiaire et du bleu gris.

Entre le sens et les sens.

Entre ce qui n’est déjà plus tout à fait la ville, et ce qui n’est pas encore tout à fait la nature.

Hiatus, c’est un spectacle de la lisière, fait pour viser les fissures, les cassures de la réalité, là où les faunes longent l’orée des bois, à l’heure où les elfes sortent des pierres et les gitans allument leurs feux. C’est la petite déchirure par laquelle s’engouffre – où s’échappe – la poésie immanente des lieux à moitié abandonnés, où ceux qui viennent ne viennent pas par hasard, où les pratiques de la majorité cèdent aux pratiques de la minorité.

Dans cette zone indécise et sans cesse renégociée, un public convoqué fait une rencontre. Celle d’un garçon étrange qui traverse la foule à moitié sans la voir. Un musicien, un bidouilleur de radio pirate, un marginal peut-être, la guitare en bandoulière, traînant avec lui sa remorque faite d’un empilement d’amplis et d’enceintes. Un être habité, qui voit et qui désigne, qui est connecté avec d’autres mondes sans doute, au milieu d’un paysage de murs en béton brisés éparpillés au sol. Ce n’est pas encore l’après de la fin du monde. Mais ça y ressemble.

Ce qu’il désigne pour nous, ce sont des apparitions, et peut-être par une grâce qui lui a été donnée, peut-être par sa familiarité avec cette lisière où ne le suivons, il nous donne le pouvoir de voir avec lui.

Des créatures sortent des sous-bois, sortent des silos, sortent des ruines qu’elles ont explorées ou des champs où elles se sont tapies. Le merveilleux prend son empire. Un homme-cheval apparaît, et fuit au loin. L’animal en lui se méfie-t-il de l’humain en nous ? Une apparition, une visitation, un instant d’exceptionnel et d’étrange. Une femme apparaît au détour d’un taillis, portant sur un long bâton des effigies de tissu, étranges marionnettes derrière lesquelles elle se cache. Dans son regard bleu perçant, on lit une urgence, qui secoue aussi son corps. Quelle est sa quête ?

Le groupe se met en route, on marche, on serpente, la route succède aux chemins dans cet environnement où la nature grignote lentement ce que l’humanité a laissé derrière elle. Au sol, les traces de la vie telle qu’elle se manifeste ici : traces de feux, préservatifs, cannettes de bière, marques du passage d’animaux, au milieu des touffes d’herbe folle.

Parmi la foule, des personnages se détachent, esquissent un geste, retournent à l’anonymat.

Sur le bord de la route, des gens regardent. S’approchent ou s’éloignent. Sourient ou froncent les sourcils. Qui en est, qui n’en est pas ? Quid de cette femme qui pleure, seule dans sa R5 ? Quid de cet homme qui cueille des mûres ? L’accident se frotte au dispositif, la porosité est telle que la différence n’est plus discernable. Ce naufrage des frontières, qui nous déprend de la discrimination entre réel et fictionnel, nous plonge dans un état différent, dans une attention à fleur de peau. L’étrangeté des présences qui nous entourent a rendu possible ce temps de suspension : le public est prêt à accepter ce qui est offert, la beauté comme elle vient, si elle choisit de venir.

La route chemine, et nous cheminons avec elle. Avec ces présences, et avec trois personnages, qui vont et qui viennent, qui s’éclipsent aussi vite qu’ils sont arrivés. Il ne faut pas les retenir. C’est quand on tente de les retenir les rêves que ceux-ci se déchirent. Laissons-les nous approcher. Ils sont curieux. Ils ont soif de nous. Mais ils sont libres aussi, et ont besoin de fuire pour mieux revenir. Comme toutes les créatures, ils cherchent un contact, une compagnie, une reconnaissance.

C’est un spectacle très doux, malgré des moments très intenses, d’une poésie insidieuse. Elle prend par surprise, graduellement, elle descend de la tête au coeur sans faire de bruit. En première intention, si on a déjà vu ce genre de dispositifs, on a envie de jouer les blasés, on se dit que convoquer des êtres étranges, au milieu d’un paysage de bordure, c’est déjà vu, c’est déjà fait, ça marche presque à tous les coups et ça a quelque chose d’une facilité. Mais pas ici. Ici, il y a un souffle, un esprit, il y a de la magie. Parce que c’est fragile, parce que c’est artisanal, parce que c’est authentiquement ouvert à l’imprévu. A la fin on applaudit, mais pas que poliment. On commence à s’éloigner, on hésite, à mesure qu’on rebrousse chemin on est ému de s’éloigner. La ville est là-bas, au bout du chemin, et la civilisation et le bruit, mais on a pas vraiment envie d’y aller.

Alors on reste. Il s’est créé quelque chose au milieu de nulle part, dans un groupe d’inconnu.e.s. Une parenthèse, un bivouac éphémère, un instant volé, caché dans la nuit qui est tombée.

Les interprètes de Hiatus méritent d’être salués, car ils sont pénétrés de ce qu’ils traversent, et c’est la force de cette conviction seule qui nous permet de voyager avec eux. Juliano Gil est touchant, sensible, perdu, et ouvre largement la voie à notre attention en déployant la sienne sous nos yeux. Yannick Gonzalez a trouvé une connection et un langage avec l’animalité qui lui permet d’être cette chimère qui a un sabot dans chaque monde, le réel et l’irréel, l’humain et le sauvage. Tout son corps parle et sa danse qui n’est pas une danse est profondément belle. Lou Montezin est un feu-follet d’émotion, éperdue d’énergies dispersées à tous vents, traversée par des tempêtes qui soulèvent le cœur. Elle aussi elle danse, entre deux cris, solidement plantée dans le sol et pourtant complètement ailleurs en même temps. Tous les trois offrent quelque chose à fleur de peau.

C’est une très jeune proposition, et on ne peut pas nier qu’elle a encore des fragilités, qu’il faudra traiter, notamment dans la façon de guider les déplacements du public, de gérer son regard, de créer des cadres dans le paysage. Parfois cela se passe très bien, parfois cela flotte, parfois aussi le quiproquo est beau et le flottement bienvenu. Et puis la “sortie de scène” pose question, aussi : un spectacle aussi beau mérite une fin à sa hauteur. Mais, en l’état, c’est déjà un spectacle d’une beauté folle, d’une humanité touchante, d’une poésie confondante.

C’est beau, à tous les points de vue, de toutes les façons. La metteuse en scène est aussi plasticienne, et cela se ressent dans le traitement des objets. Les costumes ont une identité forte. La lumière, souvent tenue à bout de bras, a le tremblement qui va bien, à la rencontre de la technicité et de la débrouille. La musique, qu’elle soit jouée ou enregistrée, est un doux écrin, qui jamais ne violente ni n’agresse, mais toujours porte et accompagne.

C’est un spectacle à tomber amoureux.se. A retrouver le sens du merveilleux. A donner envie de s’asseoir dans un champ, avec des inconnu.e.s, pour lire du Rimbaud à autre voix.

Il faut juste prévoir le temps d’atterrir doucement à la sortie…

Pour les personnes qui sont à Chalon ce samedi, cela joue encore à 20h45… s’il reste des places.

GENERIQUE

Distribution : Écriture et mise en scène : Maëlys Rebuttini / En collaboration avec : Les joueur.se.s : Lou Montezin, Yannick Gonzalez et Juliano Gil / Clémence Marin : Conception/fabrication des costumes et accessoires, régie générale et dialogue artistique / Dialogue à la dramaturgie : Camille Mouterde / Dialogue à la lumière : Trécy Afonso / Production : Compagnie VAGUE

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La lévitation, dans la rue et dans la chair
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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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