Théâtre
“54×13”: le coureur cycliste, ce Sysiphe des temps modernes

“54×13”: le coureur cycliste, ce Sysiphe des temps modernes

06 December 2019 | PAR Mathieu Dochtermann

Dans le cadre du cycle Territoires Clastiques, le Théâtre aux Mains Nues (Paris 20) a programmé un formidable spectacle de théâtre focalisé sur l’objet, 54×13, tiré du livre éponyme de Jean-Bernard Pouy. La mise en scène signée Guillaume Lecamus (Morbus Théâtre) est radicale dans ses partis-pris, brillante d’intelligence en ce qu’elle construit toute la tension de son récit autour d’une effigie de cycliste posée sur une table… que le comédien Samuel Beck ne manipulera pas une seule seconde de tout le spectacle! Un texte fort porté par un interprète inspiré, un petit miracle de théâtre comme on aime en découvrir.

Le grand roman des petits destins

La petite reine. La grande course, celle qui fait tout le tour de la France. Le peloton, l’enfer du peloton, ce microcosme régit par la loi de la jungle. Ses arrangements et ses trucages, ses petits rois et ses prolos, les “porte-bidons” qui se crament les mollets et la santé à jouer les seconds rôles pour leur patron.

Mais, surtout, le dialogue intérieur, la volonté qui seule permet d’endurer l’insupportable douleur, le morne défilé des kilomètres de bitume, les humiliations aussi. Le petit regain de souffle ou le dernier sursaut d’orgueil, entre lucidité du coureur du peloton sur sa condition de faire-valoir et aspiration à exister par soi-même.

54×13, c’est un sacré bouquin de Jean-Bernard Pouy, un hommage au cycliste davantage qu’au cyclisme. Un roman rythmé comme le souffle réglé du coureur, où le réel et le fictionnel se brouillent: l’auteur y mêle les vrais noms et les événements attestés, avec ses personnages ré-assemblés de toutes pièces, pour une plongée hypnotique dans une semi-réalité aux contours troubles.

54×13, c’est un long monologue, le flot ininterrompu des pensées d’un gars du peloton qui tente son échappée à la 17e étape du Tour, contre les recommandations de son directeur sportif. Lilian Fauger, il fait ça pour ses parents, il fait ça  pour lui, il fait ça aussi un peu pour tous les humbles du bitume, les ouvriers du coup de pédale sans qui les champions n’existeraient pas mais qui n’ont jamais le droit à leur quart d’heure warholien.

54×13, c’est un braquet: 54 dents sur le plateau, 13 dents sur le pignon, 9m13 de développement à chaque tour de pédalier. Autrement dit: ça tire. Le genre de braquet que seule la machine corporelle surentraînée d’un coureur pro peut tenir sur plusieurs centaines de kilomètres. Mais pour qui? Pour quoi?

Brillance d’une mise en scène chirurgicale

Pour porter ce texte-coup-de-poing à la scène, Guillaume Lecamus vise à la sobriété et à la légèreté, un dépouillement jumeau de celui de la machine nue, presque insignifiante, qui est le seul instrument dont ces sportifs de l’extrême ont besoin pour traverser la France de part en part. Pour mieux restituer le monologue intérieur, le metteur en scène l’enferme dans un espace scénique sans fioritures, où tout se concentre sur l’unique point de focale.

Sur le plateau, une table. Sur la table, l’effigie d’un coureur cycliste, en métal et tissu, fiché dans le plateau. La table tournera sur elle-même, par quarts de tours; mis à part ça, peu de mouvements, donc éclairage simple, 9 projecteurs, c’est léger. De dos, à jardin, Gullaume Lecamus assis à une autre table: il est un peu narrateur, un peu régisseur, il incarne aussi le directeur sportif qui engueule son coureur. Jolie parabole du metteur en scène en patron d’équipe sportive, jolie immixtion également de l’ordonnateur de l’ombre qui vient prendre un peu la lumière et donner de sa personne au plateau.

C’est lui, également, qui est aux commandes du seul luxe que se paie la mise en scène, celui d’user d’un mini projecteur vidéo. Images arrêtées des souvenirs d’adolescence, les souvenirs du vélo avant le statut pro, images mobiles de la route qui défile au présent pendant l’échappée. La projection se fait sur la surface de la table, ou sur un tissu tendu à bout de bras pour une minute, mais, en tous cas, elle offre une respiration dans le huis clos intérieur du monologue, elle défatigue l’attention, et permet de relancer l’action.

La solitude du coureur de fond

Dans cette unité de temps, de lieu et d’action, dans cet espace intérieur du soliloque où tout est flot et tout est rythme, sans possibilité de tricher ni de faire semblant, le comédien est tout nu – métaphoriquement. L’heure de monologue à peine interrompue par quelques irruptions du narrateur doit être traversée presque sur un souffle. L’effigie du coureur cycliste, cet objet posé sur la table, ne sera jamais manipulée: le comédien a le droit de tourner autour, il fera même pivoter la table, mais il lui est défendu d’y toucher.

C’est dire la difficulté de faire exister le texte et le récit dans de telles conditions. Pourtant, Samuel Beck y réussit, et mieux que bien. Miracle du talent du marionnettiste aguerri, il réussit la prouesse de manipuler l’attention du spectateur pour la focaliser sur un objet parfaitement immobile et de lui faire imaginer le défilement des kilomètres. On sent le vertige de la descente, on grince des dents pour négocier les virages à 40 km/h où la moindre erreur de trajectoire risque de mettre le coureur au tapis. L’enjeu se fait rien moins que vital: c’est cela qui rive le spectateur à son siège.

Par un jeu très corporel, le comédien arrive à donner consistance à l’effort, à montrer la bataille intérieure, à impulser le rythme fou de la course : les tours du pédalier, la respiration, les battements du coeur. En une heure, il réussit à épuiser le public, alors même que presque personne ne bouge : certainement pas le spectateur assis dans son fauteuil, mais finalement pas le comédien non plus, ou bien peu. Tout est affaire d’intensité dans l’incarnation du récit, d’engagement corporel, de présence. De phrasé aussi, et Samuel Beck porte ce long texte d’une traite, sans faillir.

Au final, on retient de tout cela une belle parabole sportive, la géniale idée de faire du coureur du peloton la métonymie du prolétariat tout entier. Un très beau texte, même si le dénouement est un peu facile et abrupt. Une mise en scène intelligente, un jeu admirable. Bref : du très bon théâtre, de celui auquel on peut s’abandonner avec confiance et dont on ressort un tantinet plus riche que lorsque les lumières se sont éteintes. Une expérience comme celle-là, ça n’a pas de prix !

 

 

Entraineur-Metteur en scène : Guillaume Lecamus
Interprète-coureur : Samuel Beck
Mécano-plasticien : Norbert Choquet
Eclairagistes-tacticiens : Jacques Boüault ou Vincent Tudoce

Visuel: (c) Jacques Bouault

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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