
Un Tannhäuser puissant et sauvage par Calixto Bieito
A Gand puis Anvers, les deux bastions de l’Opéra des Flandres, Calixto Bieito explore la part impure et animale du Tannhäuser de Wagner. Le scandaleux chantre de l’amour charnel se voit plongé dans un monde sans péché ni salut où Enfer et Paradis se confondent. Un spectacle choc.
Derrière une esthétique formidablement trash et sulfureuse, c’est une lecture pleine d’acuité et de profondeur, presque philosophique, névrotique même, que livre Calixto Bieito de Tannhäuser. Le metteur en scène catalan refuse la supposée dichotomie entre le monde moral de la Wartburg et l’antre licencieux du Venusberg. C’est toute la force ambiguë de sa version où, sous la forme d’une collision scénographique sidérante, il fait se rencontrer, s’interpénétrer, les deux univers dans un chaos érotique et ténébreux permanent. Les repères se brouillent. Ainsi, l’orgie tant attendue dans la Bacchanale de l’acte I (version de Paris) n’a pas lieu. S’offre aux regards, à la place d’ébats convulsifs, un troublant ballet d’arbres opaques suspendus entre lesquels Venus déambule comme un petit elfe sombre et sensuel. Solitaire, elle exprime son désir lascif et contrarié en un rituel masturbatoire contre les branches feuillues qui se meuvent et la caressent. C’est en revanche à la fin de l’acte II qu’explosera la bonne société du Landgrave apparemment bien policée mais dévorée par ses désirs refoulés au cours d’un cérémonial expiatoire entre déshabillage et flagellation. Quand Tannhäuser s’emporte et chante au tournoi son embrasant « Dir, Göttin der Liebe, soll mein Lied ertönen », c’est comme si la mousse, la terre et le sapin du sous-bois se faisaient entendre au point de contaminer l’assistance en transe désormais incapable de réprimer ses instincts.
Tous les interprètes du spectacle sont des chanteurs et acteurs hors pair totalement engagés dans la direction extrêmement intense de Calixto Bieito. D’une manière incroyablement âpre et brute, ils laissent s’exprimer des corps vivants et éloquents dans leur chair souvent dénudée et maculée de terre et de sang. Ils fouillent et exacerbent les sentiments les plus violents. Tout est désir. Désir de sexe, désir de mort. Amour et destruction se lient intimement. Ainsi voit-on Elisabeth mâcher jusqu’à s’étouffer une tourbe infertile tandis que Wolfram s’ensevelit après sa douce Romance à l’étoile. Les chœurs, magnifiques, apparaissent au final comme des rescapés de l’amour. Naufragés rampants et éperdus, ils rejoignent une Vénus, hiératique mais triomphante.
Avec une voix merveilleusement claire, pleine et parfaitement projetée, Andreas Schager impressionne dans le rôle-titre qu’il chante pour la première fois et avec une aisance déconcertante. Il est bien entouré de Liene Kinca, voluptueuse Elisabeth également très puissante et émouvante et d’Ausrine Stundyte en Venus vocalement solide et théâtralement superlative, une muse pour Bieito ! Daniel Schmutzhard est un très fin Wolfram mais ne possède pas tout à fait la chaleur moelleuse attendue dans le « O du mein holder Abendstern ». L’imposant Ante Jerkunica dans Hermann et tous les seconds rôles sont largement convaincants. Le plateau est porté par la direction musicale charnelle et charnue de Dimitri Jurowski d’une beauté renversante.
Avec cette nouvelle production, organique, viscérale en tout point, l’opéra de Wagner se trouve intensément bousculé et magnifiquement servi tant y triomphe, en dépit de toutes les conventions, la nature primitive et sauvage de l’homme aimant sans concession.
Photo © Annemie Augustijns