Opéra
Marina Rebeka : “Est-ce que l’art n’est pas une des activités les plus essentielles et n’est-ce pas l’art qui fait de nous des humains ? ”

Marina Rebeka : “Est-ce que l’art n’est pas une des activités les plus essentielles et n’est-ce pas l’art qui fait de nous des humains ? ”

10 December 2020 | PAR Paul Fourier

Marina Rebeka est l’une de ces artistes qui parviennent, bon an mal an, à exercer leur métier dans la période actuelle. Elle nous parle sans ambages de l’importance de l’art dans nos vies, spécialement en ce moment si particulier. Dans l’immédiat, c’est la parution de  son album d’airs sacrés et à venir, de nombreux projets qui, espérons-le, vont se réaliser.

Bonjour Marina. Vous faites partie des rares artistes qui, dans cette période morose, arrivent à travailler et, même, à monter sur scène. Après une série de Traviata à Madrid en juillet (puis à la Scala en septembre), vous avez donné un récital, à nouveau à La Scala, à l’Opéra de Zurich, et à Toulouse. Vous êtes actuellement à Florence pour la prise de rôle de la Desdémone de l’Otello de Verdi. Comment se sent-on quand on est une artiste lyrique en ces moments si compliqués ?

C’est une période terrible pour les artistes-interprètes. Tous les théâtres sont fermés au public et presque tous les rassemblements sont considérés comme illégaux. On se demande où cela nous mène nous, chanteurs, musiciens, acteurs, techniciens et personnes qui ont consacré toute leur vie à se produire sur scène et, à travers ce métier déjà très difficile, à subvenir aux besoins de nos familles. L’art n’est-il pas l’une des activités les plus essentielles et l’art n’est-il pas ce qui fait de nous des humains ? Je suis triste pour tous les collègues et professionnels qui se retrouvent aujourd’hui sans emploi.
En ce qui me concerne, je me sens extrêmement privilégiée et honorée de pouvoir travailler en ces temps compliqués. Après ma dernière représentation de Norma le 11 mars, je suis restée chez moi pendant quelques mois, à gérer la vie de tous les jours et à m’occuper des cours de ma fille à la maison. Puis, en juin, j’ai reçu un appel du Teatro Real de Madrid, m’invitant à la réouverture du théâtre pour La Traviata de Verdi. Quelle bonne surprise !
Quand tous les acteurs se sont rencontrés, pour la première fois, à Madrid, nous portions des masques et gardions la distance entre nous. C’était quelque peu étrange, mais une fois que la musique a commencé, nous avons fait abstraction de cela et la vie a repris. Il fut, néanmoins, très difficile d’interpréter Violetta dans La Traviata, tant au Teatro Real de Madrid qu’à La Scala, alors que je ne pouvais ni toucher, ni caresser, ni embrasser mes partenaires. Finalement et étrangement, tout cela a accentué la souffrance de l’héroïne et l’a rendue plus profonde.
Je n’oublierai jamais le public de Madrid et de La Scala, les soirs de première. Ils étaient si calmes et si proches de nous pendant toute l’action ! J’ai ressenti une sorte d’union silencieuse entre nous, puis il y a eu l’expression de cette grande joie aux saluts !
Le récital à Toulouse a été ma dernière représentation au théâtre avant le début du couvre-feu. Ce fut une soirée extrêmement émouvante. J’ai interprété beaucoup de bis afin, en quelque sorte, de « remplir » les gens de musique et d’une joie qu’ils pourraient garder longtemps, car tout ce qui allait suivre allait se dérouler sous forme électronique, lorsqu’ils regarderaient, par exemple, des opéras sur ordinateur. Rien ne peut se comparer à une véritable performance et une voix en direct !
Quoi qu’il en soit, je remercie chaque jour Dieu de travailler activement en ces temps difficiles !

« Exercer notre métier permet de concentrer l’attention des gens sur d’autres choses, différentes de leurs problèmes quotidiens, différentes de l’actualité »

Vous êtes donc en répétition à Florence ; la Première de cet Otello approche, sera donnée sans spectateurs et retransmise sur la RAI. Contrairement à ce qui précède, cette fois, les théâtres sont fermés, les gens ont leurs déplacements limités, et, malgré tout, vous travaillez. Est-ce qu’il n’est pas frustrant de savoir que vous allez jouer devant une salle vide, sans le contact tellement important avec le public ?

Ce qui serait beaucoup plus frustrant serait d’être à la maison sans travail, sans chant, sans musique ! Nous avons cette possibilité unique de continuer à exercer et à montrer notre travail à de nombreuses personnes qui se retrouvent sans art, sans musique live, obligées de rester isolées chez elles, bloquées par leurs propres peurs. Je trouve important de concentrer leur attention sur d’autres choses, différentes de leurs problèmes quotidiens, différentes de l’actualité et de la solitude.
Le scientifique japonais Masaru Emoto Hado a fait des expériences sur des cristaux d’eau. Ils changent de structure et de forme en fonction de la musique jouée. Le fait que le corps humain soit constitué à 70% d’eau implique que la musique a une très forte influence sur notre état émotionnel et même sur notre santé. D’après ces études, la musique classique est celle qui nous « harmonise » le plus. Le Japon, qui est un pays si peuplé, l’a bien compris. La musique classique est jouée dans la plupart des halls d’hôtel 5 étoiles et même dans les grands marchés, comme celui de Kyoto. Je crois vraiment que la musique peut aider à guérir.

“Je crois également que ce qui peut nous rendre malades, c’est la peur.”

Vous répétez et jouez avec l’équipe de cet Otello, avec une proximité forcément indispensable. Vous-même, n’avez-vous pas peur d’attraper le Covid ?

Toutes les personnes qui travaillent à l’opéra font un test Covid tous les 2 jours. Par ailleurs, Florence étant dans ce qu’on appelle une “zone rouge”, on ne peut sortir de la maison que pour des raisons limitées et une attestation est obligatoire. Par moments, c’est comme si la ville était abandonnée …
Je crois également que ce qui peut nous rendre malades, c’est la peur. Aujourd’hui, certaines personnes ont peur de respirer de l’air frais même si elles sont seules. Il faut bien souligner que bien que nous soyons obligés de porter des masques lorsque nous sommes avec d’autres personnes, nous devons aussi respirer de l’air frais lorsque nous le pouvons, car c’est essentiel pour la santé !

Comment abordez-vous le rôle de Desdémone ?

Je n’aimais pas beaucoup ce rôle avant de l’étudier. Desdémone me paraissait passive, naïve, voire stupide. Puis, au fur et à mesure que j’entrais dans le rôle, j’ai, progressivement, complètement changé d’avis. J’ai compris que le drame était qu’un amour parfait soit tué par des soupçons, la jalousie et la méfiance. On me demande pourquoi Desdémone ne quitte pas Otello après qu’il l’a déshonorée devant tout le monde dans le 3e acte ? La réponse est qu’elle préfère être tuée par l’homme qu’elle adore plutôt que de vivre sans lui et souffrir le reste de sa vie. Rester avec lui est sa dernière preuve d’innocence. Elle n’a rien à cacher et elle croit que son mari changera d’avis, même si elle se doute que ce ne sera pas le cas.
Desdémone est jeune, sage ; elle a de l’esprit, elle est charmante et courageuse. Elle a trahi sa nation en épousant un Maure et en quittant son pays. Elle est le seul rayon de soleil d’Otello, sa meilleure amie, son admiratrice, son ange sage et aimant. Elle a un pouvoir illimité sur lui et elle en est consciente, mais elle ne peut pas imaginer que sa jalousie l’emportera sur son amour pour elle.

Parallèlement, vous sortez un album dédié aux chants sacrés, album que l’on peut découvrir progressivement sur les plateformes à partir de lundi 23 novembre. Ce sont des airs de concerts, certains tirés de messes, de requiem et aussi d’opéras avec Verdi, Haendel, Purcell ou Mascagni, des « tubes » comme l’Ave Maria de Schubert et des airs moins connus. Comment avez-vous choisi ces airs ? Qu’est-ce qui les rapproche malgré des époques et des origines diverses ?

La décision de faire cet album est vraiment née de la situation que nous vivons tous en ce moment. De quoi les êtres humains ont-ils besoin lorsqu’ils sont bloqués chez eux, séparés de leurs amis et de leur famille, avec un avenir qui les terrifie ? Ils ont besoin de la foi ! Ils ont besoin de croire et cette croyance allègera leur fardeau et les aidera à avancer.
La Sinfonietta Riga m’a appelée pour un autre projet et finalement, c’est cet album « Credo » qui est né.

Dans l’ensemble, c’est une musique très spirituelle et même apaisante. Pensez-vous que les gens ont particulièrement besoin de cela dans la période, d’un peu de douceur en quelque sorte ?

Absolument !… et vraiment en ce moment !

« Depuis le début des temps, la musique accompagne la vie de l’humanité. »

Il y a aussi des extraits mélancoliques qui renvoient à la mort, notamment ceux tirés des requiem. Dans une période où il est parfois difficile pour les gens d’accompagner leurs morts, n’est-il pas important aussi de rappeler le rôle fondamental de l’art dans les périodes difficiles ?

Depuis le début des temps, la musique accompagne la vie de l’humanité. Lorsque nous sommes enfants, nous entendons des berceuses ; adolescents, nous dansons sur de la musique ; il en est de même lorsque nous avons des relations romantiques, et quand nous nous marions, nous le faisons également avec la musique. Enfin, quand une personne meurt, la musique l’accompagne dans son dernier chemin sur cette terre.
La musique de cet album, par son message, est spirituelle. Il inclut des morceaux de musique sacrée, mais aussi des airs d’opéra qui ont une signification ou une atmosphère plus éthérée. Il y a même un morceau symphonique, l’Adagio d’Albinoni, que j’ai arrangé pour voix et orchestre.
Enfin, en ce qui concerne l’interprétation, je ne suis les conseils de personne, je laisse la musique me prendre et l’interprète à ma façon.

« Je suis très impatiente de revenir à Paris, une ville que j’adore profondément et, de surcroît, dans un rôle dont je rêve depuis longtemps. »

Pour finir parlons de vos projets, malgré toutes les incertitudes, bien sûr…

Il n’y a, malheureusement, eu qu’une représentation d’Otello ; le reste est renvoyé dans le futur. Le 21 décembre, j’espère beaucoup pouvoir réaliser un récital dans le grand Hall du Conservatoire de Moscou. En janvier, je devrais interpréter deux de mes rôles préférés. D’abord, Thaïs de Massenet à l’Opéra de Monte-Carlo, puis, en février et jusqu’à début mars, j’espère faire mes débuts dans Leonora du Trouvère de Verdi à l’Opéra de Paris. Après cela, je prévois de donner une présentation de l’album Credo à Riga en Lettonie. En mai, j’interpréterai l’un des rôles de bel canto les plus « challenging » pour moi, à savoir Anna Bolena dans une nouvelle production à l’Opéra d’Amsterdam. En juin, ce sera un autre défi – en version concert – avec le rôle d’Imogène dans Il Pirata de Bellini au festival Klangvokal de Dortmund. Puis, il y aura une Nedda à l’esprit libre dans I Pagliacci de Leoncavallo sous le ciel des arènes de Vérone. Il me reste à espérer que tout cela va exister ! Je suis notamment très impatiente de revenir à Paris, une ville que j’adore profondément et, de surcroît, dans un rôle dont je rêve depuis longtemps.

© Tatyana Vlasova

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One thought on “Marina Rebeka : “Est-ce que l’art n’est pas une des activités les plus essentielles et n’est-ce pas l’art qui fait de nous des humains ? ””

Commentaire(s)

  • claudineshafa

    Le talentde cette grande artiste aurait dû être reconnu et célébré depuis longtemps par l’Opéra de Paris. La France est toujours à la “traîne”. Ce fut le cas avec Maria Callas….

    December 11, 2020 at 19 h 48 min

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