Opéra
Lenny fait un retour brillant avec A quiet place, à l’Opéra de Paris.

Lenny fait un retour brillant avec A quiet place, à l’Opéra de Paris.

10 March 2022 | PAR Paul Fourier

Le dernier opéra de Leonard Bernstein fait son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris sous la direction de Kent Nagano, dans une mise en scène de Krzysztof Warlikowski. Et c’est une réussite totale.

Alexander Neef avait prévenu que sa nomination à l’Opéra de Paris aurait pour corollaire la présentation d’œuvres américaines. En commandant une adaptation de A quiet place pour les dimensions de la salle du Palais Garnier, le directeur est allé chercher une œuvre ambitieuse musicalement et passionnante par son livret.

Un opéra doublement personnel

La genèse de cet opéra remonte à 1983 qui apparaît alors comme la suite d’un opus précédent Trouble in Tahiti (1952). Le livret s’attache à disséquer les relations internes d’une de ces familles habitant dans une « petite maison blanche » (le siège archétypal du foyer américain d’après-guerre) et les difficultés de communication entre deux générations. Alors que Dinah, la mère vient de se tuer en voiture (vraisemblablement un suicide), Sam, le père, pétri de ces valeurs d’après-guerre sur le travail, le sport, le sexe… est confronté à ses enfants pris dans les renversements de 1968, de la révolution sexuelle et de la contre-révolution conservatrice de Ronald Reagan. Deux mondes opposés se font face lorsqu’il se retrouve en présence de Junior, son fils gay. S’ensuivent des conflits, puis une tentative de compréhension mutuelle et de réconciliation sur fond de psychanalyse.
Pour cette œuvre, Leonard – Lenny – Bernstein a travaillé, pour le livret, avec Stephen Wadsworth. Les deux hommes se revendiquaient comme bisexuels, mais l’histoire, de l’aveu de Wadsworth, avec ses épisodes d’inceste, de violence, de folie relève plus de sa propre vie que de celle du compositeur. Le moment fondateur de la pièce, à savoir la mort de Dinah, doit cependant être rapproché de la culpabilité éprouvée par Bernstein lors du décès de sa femme qu’il avait quittée pour un homme, mais également, de la disparition de la sœur de Wadsworth dans un accident de voiture. Puisés dans le parcours intime des deux créateurs, l’ensemble de ces éléments concoure, sans aucun doute, à la puissance de cette histoire familiale, à certains égards très banale.
Quelques années plus tard, l’Américain Tony Kushner élargira le propos avec Angels in America et s’attaquera à la nouvelle « morale » conservatrice Reaganienne et aux discriminations en temps de SIDA.

L’œuvre a connu plusieurs transformations. Conçue pour un très grand orchestre et fortement critiquée à sa création en 1983, elle sera remaniée en 1986 pour intégrer Trouble in Tahiti comme flashback dans l’acte II. En ce 9 mars 2022, la nouvelle version, travaillée par Garth Edwin Sunderland sous l’impulsion de Kent Nagano – et avec la bénédiction du Leonard Bernstein Office – est présentée pour une première mondiale en France (où n’a jamais été donnée l’œuvre sous quelque forme que ce soit). Et l’on doit avouer que c’est un très beau travail que le compositeur n’aurait sûrement pas renié, lui qui voyait son opéra comme un travail en évolution. Le livret repart du matériau originel de 1983 ; la partition a été retravaillée pour un entre-deux entre la version originale et la version remaniée de 1986, l’une conçue pour 72 musiciens, la seconde pour seulement 18.
La musique de Bernstein, point d’aboutissement dans la carrière du compositeur, est là, tout à fait fascinante ; elle puise dans de nombreuses influences musicales et ce mélange des styles débouche sur une écriture audacieuse. Quoique complexe, elle garde néanmoins, même dans les passages les plus dramatiques, une légèreté séduisante, parfois ironique, et ne présente aucune difficulté pour un public non averti.

Warlikowski en phase avec Bernstein et Wadsworth, Nagano coloriste de talent

A quiet place sonne le retour à Garnier de Krzysztof Warlikowski ; l’œuvre apparaissant comme un miroir contemporain avec son Iphigénie en Tauride, de toute évidence, son travail s’accorde parfaitement à cette intrigue où voisinent la famille, le sexe, la culpabilité, la violence…
Le dispositif retenu prend deux formes. Dans la première partie, une grande pièce figure le salon funéraire dans lequel on voit évoluer toute la faune du village, les proches de la famille de Dinah et les commères qui, à coups de cancan, nous exposent les éléments de l’histoire vue selon leur esprit étriqué.
Dans la seconde partie, ne se retrouve que le quatuor : Sam, le père, Dede, la fille, Junior, le fils et François, l’amant de Dede… et de Junior. La scène s’articule alors selon deux pièces qui peuvent émerger à cour et jardin et parfois se rejoindre pour montrer deux univers parallèles. Le dispositif est particulièrement efficace, car cette dualité apparaît aussi comme celle entre la réalité et l’imagination, celle entre le passé et le présent. Lorsque les décors s’écartent, ils laissent place à un immense bandeau esthétique (formidable utilisation de la vidéo, comme dans le préambule qui voit se dérouler, en direct, la mort de Dinah), illustration très symbolique qui montre les effets – non probants – du désherbant employé, de son vivant, par Dinah… désherbant que l’on imagine être utilisé autant pour éradiquer les mauvaises herbes de sa famille que celle du jardin…
Et il y a ce clin d’œil, si juste, si touchant, qui met en exergue la sensibilité de Junior ; un Junior gamin qui se plante devant la télévision pour écouter la leçon de musique dispensée par… Leonard Bernstein lors de l’un de ses « Young People’s Concert ».

Dans la fosse, Kent Nagano, qui a connu le Maître et, comme on l’a dit, a contribué à la conception de cette nouvelle version, termine magnifiquement son travail en dirigeant ici la partition. Soucieux d’en faire émerger les trésors, il conduit, avec délicatesse, l’Orchestre de l’Opéra de Paris et magnifie l’écriture si particulière de Leonard Bernstein. Chaque tableau est ainsi éclairé d’une lumière adaptée tant à la situation de cette famille ordinaire qu’aux sentiments exacerbés.

La distribution est exemplaire

Voici une famille de « malades » dans laquelle tous les personnages semblent en bute à des traumatismes. Pour figurer cela, il fallait des acteurs-chanteurs de premier ordre. Et l’on doit dire que chacun se fond dans son personnage avec délectation. Des voix, on retiendra qu’il faut combiner une approche lyrique avec un langage souvent similaire à celui du « musical ».
Bien sûr, il y a la petite foule excellente, des seconds rôles de la chambre funéraire, les spectateurs du drame, les médisants, le psychanalyste… (Colin Judson, Régis Mengus, Hélène Schneiderman, Loïc Félix, Jean-Luc Ballestra, Emanuela Pascu, Marianne Croux, Ramya Roy, Klup Lee et Niall Anderson). L’on saluera également le jeu tiré au cordeau de Johanna Wokalek dans le rôle muet de Dinah.
Et il y a les quatre personnages principaux – dont Bernstein a choisi les tessitures pour couvrir tout le spectre musical – qui impressionnent réellement par leur interprétation. Claudia Boyle met sa voix de soprano légère (mais non dénuée de graves, bienvenus) au service d’une Dede tiraillée dans ses amours et sa filiation. Frédéric Antoun est parfait dans ce rôle de québécois – ce qu’il est lui-même – qui jongle avec sa bisexualité et le langage, et mettra les membres de la famille devant leurs contradictions. Dans le rôle de Junior, le baryton Gordon Bintner est absolument magnifique tant il arrive à combiner ses failles psychologiques et le besoin de se rapprocher du père ; un père incarné tout en douleur, puis en retenue par Russell Braun.

Pour la saison 2021-2022, les habitués de l’Opéra de Paris n’auraient pas tous choisi spontanément, d’aller voir une œuvre américaine inconnue. Les arguments en faveur de cette production ne peuvent que les inciter à profiter de cette belle occasion de découvrir cette œuvre forte, qui nous est donnée en perfection, grâce à la direction musicale, à la mise en scène et à l’interprétation, pour réviser leur jugement.

Visuels : © Bernd Uhlig / Opéra National de Paris

A quiet place à l’Opéra national de Paris jusqu’au 30 mars 2022.

L’Art d’apprendre et l’art d’enseigner
(Best of Doc) “Il mio corpo”, de Michele Pennetta
Paul Fourier

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